SAINT AUGUSTIN
Abbé N. Poupeney 1994

Si l'on qualifie l'Eglise de la terre de militante, c'est parce que la vie de tout chrétien doit être un combat permanent contre le démon, combat qui se déroule sur un double front: inférieur et extérieur. Inférieur, puisque le démon s'attaque à chacun de nous; extérieur, puisqu'il gangrène les structures de la société. Augustin a mené ce double combat, et il la mené victorieux, mais à quel prix ! Le temps nous manquant, nous ne le suivrons aujourd'hui que dans son combat intérieur. Quel magnifique exemple offre-t-il à nos générations timorées et permissives

La conversion d'Augustin a été sa plus belle victoire sur le démon qui faisait tout pour l'empêcher, à tel point qu'elle ne sera effective qu'au terme de plusieurs années de lutte et se déroulera en deux étapes : d'abord, la conversion intellectuelle ; ensuite, la conversion morale et spirituelle.

On sait que l'orgueil est le péché le plus coriace des intellectuels. Parce qu'ils appartiennent à la minorité détentrice d'un certain savoir, parce qu'ils voient les choses en profondeur, parce qu'ils ont conscience d'être le levain de la société, les intellectuels ont plus de difficultés que le commun des mortels à reconnaître leurs erreurs et, s'il le faut, à adorer ce qu'ils ont brûlé et à brûler ce qu'ils ont adoré.

Dès son enfance, Augustin manifeste une intelligence supérieure à la moyenne, ce qui lui vaudra de suivre de longues études à l'issue desquelles on le trouve professeur à Carthage. Ayant depuis longtemps trahi la morale chrétienne que lui avait inculquée sa mère, il cherche un sens à son existence. Après maint tâtonnement, il croit l'avoir trouvé dans le manichéisme, religion d'ori-gine perse qui prétend que deux rivaux se partagent le gouvernement du monde : le principe du Bien et le principe du Mal.

Les manichéens ont de brillants orateurs qu'Augustin admire et rêve d'égaler. Mais, après avoir lu d'autres ouvrages de philosophie, il se rend compte de la fragilité de l'échafaudage- sur lequel est bâti le manichéisme. Il s'en détourne progressivement sans l'avouer.

Le néoplatonisme l'attire alors. C'est celle philosophie qui lui révélera le Christ. En découvrant que le Dieu de la raison n'est autre que le Dieu de la Révélation, Augustin découvre du même coup que seule la foi peut en donner l'intelligence. C'est ainsi qu'il écrit : "Tu disais: je veux comprendre pour croire. Et moi, je disais : commence par croire pour comprendre". La marche arrière est enclenchée, elle sera lente mais sure. Augustin sait désormais que le christianisme est la seule véritable religion, il le dit et l'écrit. Pourtant, il ne conforme pas encore sa vie à ses certitudes, car, avoue-t-il humblement: "J'étais lié et tenu par la femme". Si sa conversion intellectuelle est chose acquise, sa sensualité le freine sur le chemin de la conversion morale et spirituelle.

En bon Africain, Augustin avait le sang chaud. Pour sacrifier à une mode préfiguratrice de celle du XXéme siècle, il avait pris une concubine dont il avait eu un fils. Il aurait probablement épousé cette femme si sa mère ne s'y était farouchement opposée. Pour l'intransigeante Monique, la concubine ne méritait pas de légaliser une union impudique. D'autre part, elle la jugeait de condition trop modeste. Flanqué d'une telle épouse, Augustin ne pourrait ni se convertir, ni s'élever dans la société.

Chez les Orientaux, c'est la mère du mari qui fait plus ou moins la loi dans le ménage et qui veille à l'éducation des enfants. Plusieurs passages des Confessions donnent à penser que les orages durent être fréquents et violents entre Monique et la concubine. Pour avoir la paix, Augustin quitte secrètement l'Afrique et part s'établir à Rome. Mais quelques mois plus tard, selon une coutume que nous connaissons bien, il voit arriver concubine, fils, mère et frère. Augustin ressent douloureusement l'ambiguïté de sa situation. Il souhaite se convertir totalement, mais le démon de la chair ne le lâche pas.

Pour recouvrer sa liberté, il quitte soit poste de professeur et, en accord avec sa maîtresse, décide de s'embarquer pour Rome. Afin de donner le change, femme et enfant resteront en Afrique jusqu'à nouvel ordre. Monique a le pressentiment d'une rupture. Elle questionne son fils, mais celui-ci lui ment effrontément. S'il va sur le port, ce soir-là, c'est pour accompagner un ami en partance pour l'Europe.

Lorsque la supercherie est découverte et que Monique apprend qu'Augustin a fait venir près de lui sa maîtresse et son fils, elle prend à son tour le bateau. Augustin comprend alors qu'elle ne le lâchera pas tant qu'il n'aura pas réintégré la voie de l'honneur. Bien à contrecœur, il rompt avec sa concubine. Deux années plus tard; il fera le pas de la conversion.

( Revue Ensemble N° 194, Pages 15-16, Octobre 1994)