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La fontaine du curé
Françoise SAMTMANN
ACEP-ENSEMBLE N° 225, décembre 2000, pages 49 à 71

18 mars 1962 - 18 mars 1982- Vingt ans
Eh oui ! Il y a exactement vingt ans que nous avons tout perdu : nos racines, nos biens, nos liens familiaux, nos liens amicaux, hélas aussi, nos morts...
L'émission d'aujourd'hui me donne l'occasion de parler de ce cher pays qui nous a vus naître.
Je vais essayer de raconter ce que fut notre vie en Algérie.
Pour les plus âgés, ce fut une vraie tragédie de tout abandonner, d'aller s'installer ailleurs.
J'ai souvent entendu dire par des écrivains célèbres interviewés par Jacques Chancel, qu'ils feront tout pour retourner dans leurs provinces, pour retrouver leurs racines et mourir au pays.
Et nous, Pieds Noirs ! Où sont nos racines ? Jamais nous ne pourrons retourner dans le pays auquel nous étions attachés !...
Pour nous, l'Algérie c'était aussi la France, cette douce France chantée par nos poètes, que nos maîtres ont su nous faire aimer, pour qui nos pères, nos frères et aussi pas mal d'Africains se sont battus pour la libérer.

Nous avons tourné une page d'histoire plus ou moins bien racontée par certains, nous avons payé très cher les erreurs d'une longue période d'occupation.
Un grand Général qui laissa un parti politique, le Gaullisme, a dit le 8 mai 1958, à tous les habitants de l'Algérie Française depuis 1832 : " Je vous ai compris ! Vous êtes des Français à part entière, de Dunkerque à Tamanrasset:' La voie que vous avez ouverte est celle de la fraternité, ajoutant qu'il y aurait un Référendum pour choisir la France ou l'indépendance de l'Algérie, c'était: l'Autodétermination.

Eglise de Bugeaud

Nous étions descendus de Bugeaud, et, assise sur les marches de la Cathédrale de Bône, je ne pus m'empêcher de dire qu'ils choisiront sûrement l'indépendance, quant à nous, il faudra préparer la valise.
De toutes parts, européens et indigènes accourent en brandissant des oriflammes, des insignes, des drapeaux aux couleurs de la France, en chantant et en klaxonnant:
" Algérie Française, Algérie Française "
Nous avions repris confiance, et surtout, l'espoir de rester en Algérie. Dans toutes les grandes villes, le Général de Gaulle avait répété : " Je vous ai compris, etc. ", mais nous, nous n'avions plus rien compris, car il nous a fallu choisir entre " la valise ou le cercueil. "
C'était le slogan répété par tous ceux qui avaient emmagasiné tant de haine du roumi, et qui désiraient notre départ.

Hélas ! Que de sang a été versé par les deux communautés !...
Un journaliste interroge l'homme de la rue: " Que signifie pour vous la date du 18 mars 1962 ? "
Très peu savent que c'est la signature des Accords d'Evian.
Même ceux qui vont encore à l'école ignorent cette date, mais ceux qui ont tant souffert ne peuvent pas s'empêcher d'essuyer une larme.
Les Accords d'Evian, ce fut une réussite pour les Algériens, puisqu'ils ont pu obtenir leur Indépendance.
Quant à nous, pieds noirs (expression qui nous fit très mal au début), nous avons vécu un vrai cauchemar. Quand les jeunes militaires sont arrivés en Algérie avec des idées préconçues contre les colons, contre les pieds noirs, ils déchantèrent vite quand le soir même, ils tombèrent dans une embuscade, quand ils constatèrent que la vie des indigènes ne correspondait pas du tout avec celle qu'on leur avait décrite avant de partir de la métropole. Certains étaient vexés par cette épithète peu connue avant les événements en Algérie, mais moi au café, j'essayais d'en rire, je leur disais à tous ces jeunes : " Regardez, mes pieds sont bien plus blancs que les vôtres. "
L'expression pied noir fut donné à tous ceux qui débarquèrent en Algérie avec des bottes noires, par les indigènes qui marchaient les pieds nus, quelquefois entourés de vieux chiffons ; les plus riches avaient des espadrilles, des babouches de diverses couleurs.
Le spectacle de tous ces gens entassés dans les aérogares ou sur les quais, attendant l'arrivée d'un avion, d'un bateau, et aussi leur tour, nous avait bien serré le coeur quand nous allions accompagner un parent, un ami.
Pour plusieurs raisons, certains partirent les mains vides : leurs cadres furent abîmés, vidés même, complètement; d'autres étaient allés mettre leur famille à l'abri, à leur retour, ils ne pouvaient plus rentrer chez eux récupérer leurs affaires, on leur disait en riant " Biens vacants. "
Ils ne pouvaient pas se plaindre, à qui l'auraient-ils fait ?
" L'esprit de famille est la caractéristique de presque tous les pieds noirs ", avait dit un journaliste.

C'est vrai, la séparation nous fit très mal au début, nos rêves avaient pour toile de fond : Bône, Bugeaud, La Caroube.
Nous n'avions pas tant voyagé en Algérie. Pour nous retrouver, des associations se formèrent. Galette des rois, couscous, méchouis, brochettes, merguez, sardinades et même cargolades, étaient toujours de bons prétextes pour des Retrouvailles.
Que de disparus depuis 1962 !
Oui, tout cela fut très déchirant pour les Rapatriés, il faut bien le reconnaître.
Nous devons essayer d'oublier cette triste page d'histoire et remercier Dieu de nous avoir protégés, aidés à bien nous intégrer dans la métropole.
Aussi, c'est sans amertume que je veux raconter à mes petits enfants qui ne sont pas nés en Algérie, ma Vérité sur ce beau pays que nous n'oublierons pas, que tous les pieds noirs n'étaient pas des colons qui se sont enrichis sur les indigènes.
Tout ne fut pas négatif, car il y aurait pas mal de choses à dire sur la misère de certains pays, après notre départ.
Je n'aime pas trop le mot racisme: c'était un mot peu employé avant 1962 ; il n'est pas à sens unique, je dirai même que ceux qui se servent de ce mot pour faire de la politique, le sont sûrement eux aussi à certaines occasions, car selon le comportement d'un autre à notre égard, nous aurons presque toujours des réactions qui seront interprétées comme Racistes.
Il me semble qu'on parle un peu trop de racisme aujourd'hui. Autrefois, on nous apprenait la morale à l'école, au catéchisme, à la maison ; il fallait se respecter, ne pas se moquer des autres, se rendre des services et même s'aimer les uns les autres, nous disait-on.
À notre époque, c'est tout juste si on se dit bonjour dans l'escalier, dans un ascenseur ; les gens s'ignorent et c'est bien triste.

Les indigènes n'aimaient pas notre culture, notre médecine ; ils préféraient se faire soigner par des marabouts, des sorcières ; puis, petit à petit, ils s'habituèrent à consulter un médecin, acceptèrent d'aller se faire soigner à l'hôpital, à la crèche, au centre de santé, au dispensaire où les soins étaient dispensés gratuitement.
Jamais, ils ne faisaient rentrer dans la maison, un médecin indigène; cependant, il y en avait de très compétents, même des spécialistes, que nous, nous allions consulter.
Quand un enfant décédait, surtout par manque de soins, ils se consolaient vite en disant " Mektoub, c'est la volonté de Allah " ; ils savaient surtout qu'un autre ne tarderait pas à venir au monde pour le remplacer, car en ce temps là, ils aimaient avoir beaucoup d'enfants, ils en adoptaient même, des orphelins de la famille ou de la tribu.
Le Coran leur permettait d'avoir plusieurs femmes, justement pour agrandir la famille, afin de mieux s'occuper des personnes âgées dont on ne se séparait jamais.

J'avais assisté passivement à la naissance d'un enfant, avec ma cousine, plus expérimentée que moi, à l'époque où il n'y avait ni sage-femme, ni médecin dans notre village, surtout en hiver, c'était une station estivale.
Recueilli dans un grand cageot en bois, entouré de toiles bien propres, sur lequel la maman était accroupie, après la section du cordon ombilical, le bébé était séché, saucissonné dans un grand calicot blanc, la tête bien serrée à part, puis suspendu tête en bas, attaché à un grand madrier qui traversait la pièce. C'était, d'après la voisine, pour permettre au sang de circuler pour bien irriguer le corps du nouveau-né.
Elles ne le lavaient pas le premier jour ; d'après elles, le corps ne doit pas toucher l'eau qui contient des Djinns, ils nuiraient à l'enfant car se sont des êtres malfaisants ; mais quelques jours plus tard, elles lui donnaient son premier bain, sous le regard des jeunes enfants, tenant dans leurs mains des bougies de diverses couleurs, allumées, à qui l'on offrait des parts d'un gâteau spécial, des dragées, des pralines ; ils échangeaient aussi des cadeaux entre eux. Ils le baptisaient quelques années plus tard ; ils ne baptisaient jamais les filles.
Ils vivaient très nombreux en famille : les sacs de provisions (couscous, blé, semoule, farine, pois chiches, cacahuètes, dattes sèches ou écrasées, etc.), voisinaient avec les matelas alignés sur la grande malle dessinée, contenant les belles toilettes et le petit coffret à bijoux décoré ; même les plus humbles devaient en posséder, c'était tout leur luxe.
Le tout était recouvert par un grand drap bleuté à l'indigo. C'était bien rangé, assez propre, car très tôt le matin, les gamines aimaient jeter de grands seaux d'eau, se baissant pour bien sécher avec la serpillière à la main, n'utilisant pas le frottoir en bois, comme nous.
Des pans de piments rouges étaient suspendus un peu partout: des doux et des piquants pour éloigner les insectes.
Elles étaient très dégourdies ces gamines, elles apprenaient à faire la galette, surveillaient les plus jeunes, certaines partaient très tôt avec le petit troupeau de chèvres, suivi du chien kabyle, pour passer la journée dans la forêt; rentraient dans la soirée avec une grand-mère, toutes deux pliées sous le poids d'un gros fagot de broussailles. Les filles n'allaient pas à l'école à une certaine époque, surtout dans les villages.
Les mères très souvent enceintes, restaient de longues heures assises sur des paillassons devant le kanoun (seul appareil de cuisson et de chauffage, très malsain) ; elles bavardaient entre elles ou avec des voisines, tout en leur offrant du thé ou du café, préparés au fur et à mesure. Je l'appréciais ce café maure parfumé à la fleur d'oranger; je suçais le marc très sucré resté au fond de la tasse.
Je me souviens, j'étais enceinte, comme l'une d'elles, quand j'allais leur apprendre à tricoter ou faire réciter les leçons à leurs enfants, qui fréquentaient la même classe unique que les miens ; une de leurs fillettes réussit à être institutrice à Bône, vers 1960.
Dès la puberté, les filles devaient se voiler, ne pas sortir seules ; une grand-mère ou une tante âgée leur servait de chaperon pour se rendre en visite ou au hammam.

Nous aussi, nous allions au bain maure, surtout le samedi après midi, mais, très pudique, j'étais offusquée de voir ces vieilles masseuses, presque nues, aux seins tombants, pendants sur leur ventre ; j'essayais de vite occuper une cabine payante, tandis que mes grandes sueurs prenaient des bains de vapeur, confiaient leur corps arrondi à ces sortes d'esthéticiennes de notre époque. On les mariait très jeunes, toujours au plus offrant, souvent un parent âgé. Battue pour un motif futile, elle s'enfuyait, cassait la carte disait-on, mais les parents ne voulant pas la garder chez eux, essayaient de la réconcilier avec le mari, ou alors, ils ne tardaient pas à lui trouver un autre époux, qu'elle ne connaissait pas bien sûr, qu'elle ne voyait que le soir de la noce.
Étant très stricts sur leur virginité, ils devaient en faire une démonstration publique dès le lendemain de la nuit de noce.
Ca se faisait aussi, à cette époque, dans certaines familles non musulmanes. C'est à travers des moucharabiehs (petites ouvertures grillagées percées dans les murs des maisons mauresques), que les femmes, en l'absence du maître, pouvaient regarder pour voir ce qui se passait dans la rue.
Celles qui demeuraient dans notre grande maison où cohabitaient des juifs, des arabes et des chrétiens, grimpaient sur la terrasse avec l'excuse d'étendre du linge; avec leurs voisines coreligionnaires, elles se penchaient sur le parapet pour voir le mouvement de la rue, en prenant soin de bien cacher leur visage avec un large fichu frangé ou le pan de la grande gandoura.
Il est vrai qu'il y avait, à l'angle de la rue, et sur le boulevard d'en face, les fenêtres des casernes des tirailleurs Algériens.
Ca nous faisait sourire, quand l'une d'elles, avertie par une gamine jouant dans la rue, de la venue du père, du frère ou du mari, descendait quatre à quatre les escaliers des trois étages pour aller l'attendre, sagement assise, jambes croisées recouvertes de la gandoura, devant sa porte.
Dès qu'il avait soupé, le compagnon sortait pour aller jouer au café maure du quartier ; alors, elle rejoignait ses compagnes sur la terrasse, où il faisait bien meilleur, car elles demeuraient au rez-de-chaussée, dans une pièce à peine éclairée et aérée par une petite lucarne donnant sur une cour voisine. Certaines occupaient un appartement plus confortable, sur une galerie, dès le départ d'une locataire européenne.
Elles étaient très craintives d'après nous ; elles ne faisaient pas de mal en voulant satisfaire leur curiosité, mais les hommes sont tellement jaloux; cela aussi fait partie de leurs moeurs.
Elles étaient très à l'aise dans leur cour, elles disposaient de la buanderie à tour de rôle, elles faisaient leur cuisine dehors sur un kanoun ; pour l'Aïd, elles tuaient le mouton en famille.
Certains indigènes ont habité dans des gourbis ; c'était pratique, économique, puisqu'ils travaillaient dans la forêt : l'habitat, le chauffage, ne leur revenaient pas très cher, ils avaient un jardin, pouvaient élever leurs bêtes, faisaient du charbon. Ils pouvaient vendre un peu de tout aux habitants du village.
Quand un jeune se mariait, tous ensemble, ils lui construisaient son gourbi ils faisaient une sorte de fête appelée la touïza, ils mangeaient le traditionnel couscous ; la fête s'entendait du village.
L'hospitalité des arabes est légendaire, ils aimaient nous offrir une galette, des makrouds, des petites couronnes sablées, etc., quand nous montions à Bouzizi avec mon mari, qui allait leur réparer une conduite d'eau, une char-ue (gratuitement) ; nous en profitions pour aller dans tous les gourbis, acheter des neufs, du beurre, une poule; tous insistaient pour nous offrir un café, une galette toute chaude. Si nous étions avertis à l'avance de notre promenade, nous leur portions pour les enfants, du linge, des bonbons, un gâteau, etc. Ils nous invitaient souvent pour manger le couscous avec eux, les jours de fête, à l'occasion d'un mariage, d'un baptême. Sur nos tables dressées sous les arbres de leur jardin, nous avions souvent la surprise de trouver une bouteille d'apéritif, du vin, etc.

En cachette des Hadjs, qui eux ne buvaient pas d'alcool, certains venaient se servir un verre pour trinquer avec nos hommes et surtout avec le Maire venu de Bône, s'il avait pu se libérer, car il exerçait la fonction de chirurgien dentiste ; il nous avait soignés à une certaine époque, tous gratuitement comme le faisaient aussi certains médecins pour les nécessiteux.
Chaque fois, c'était un vrai régal ce couscous arabe sentant bon smel (beurre spécial fondu), garni de pois chiches tendres, de quelques légumes; la marga, une sauce très piquante, était servie à part, et la viande, contenue dans un grand couffin ou un sac neuf, était distribuée au jugé à ceux qui en désiraient.
Nous portions nos assiettes et nos couverts, car eux, c'est à tour de rôle qu'ils puisaient la grosse cuillère de bois dans le grand plat, versant son contenu dans leur main, portée directement à leur bouche.
Il y avait quatre ou six cuillères en bois dans le plat placé pour plusieurs convives ; plus tard, ils avaient acheté des cuillères en aluminium pour les invités.
Après les nombreux desserts, nous les femmes, nous pouvions rentrer dans la maison pour voir la mariée ; chaque fois, nous étions très étonnées de constater son très jeune âge ; elle était assise par terre, sur des poufs, dissimulée sous de grands voiles brodés, la tête baissée, elle osait à peine lever les yeux pour nous regarder.
Autour d'elle, des fatmas de tout âge, somptueusement vêtues, parées de luxueux bijoux d'or et d'argent, les mains et les pieds rougis par le henné, étaient assises sur des tapis de haute laine, psalmodiant des airs de circonstance ; elles chantaient aussi pour encourager les danseuses " El la Roussa ", "Vive la mariée " chantaient-elles gaiement, une cascade de joyeux youyous retentissait de temps en temps.
Sous les regards très étonnés des non averties, une danseuse s'exhibait, se tortillait frénétiquement jusqu'à se laisser choir sur le tapis, le corps en transe s'agitait convulsivement; c'est alors qu'une doyenne s'approchait d'elle avec un tout petit kanoun fumant, rempli de braises incandescentes et d'encens, pour faire circuler sur ce corps allongé, presque inerte, la fumée odoriférante, bienfaisante, de l'encens, afin d'en chasser les djinns, les mauvais esprits.
Nous murmurions entre nous : " Elle doit être possédée par les démons. "
Le rythme des tam-tams, des tambourins, me donnait chaque fois l'envie de leur emprunter un foulard pour évoluer plus sagement bien sûr, car j'aimais danser à la mode arabe, je savais que cela leur faisait toujours plaisir, car elles m'aimaient bien: " Ness mbra : c'est une gentille personne, madame L. "
Au dehors, les hommes, plus bruyants, plus exubérants, faisaient aussi la danse du ventre rythmée : " Des figues et des dattes, des figues et des dattes " était scandé sur un énorme tambour avec deux grosses baguettes.
Souvent, ils faisaient circuler de grands plateaux ciselés de cuivre ou d'argent pour recueillir la houna, l'offrande pour les musiciens et pour la mariée.
Un responsable annonçait à haute voix la somme et sa destination.
Applaudissements et youyous remerciaient les généreux donateurs.
Des coups de feu, tirés à blanc et en l'air bien sûr, nous faisaient chaque fois sursauter.
La fête résonnait très loin, tardivement, dans la grande forêt de chênes liège, de chênes zène de l'Edough.

Lors de la fête du marabout enterré près de la ferme " Millot ", ils avaient collecté une somme pour acheter le drapeau algérien.
Lorsque ma voisine m'en avait parlé le lendemain, je l'avais regardée avec étonnement, je lui dis: " Mais vous en avez déjà un de drapeau, c'est le même que le nôtre, le drapeau français bleu, blanc et rouge. "
Regrettant d'en avoir trop dit, elle leva les épaules et s'empressa de rentrer chez elle en me disant: " Non, je ne veux pas te dire, madame L., tu ne comprends rien."
Ce n'est que plus tard que j'ai pu réaliser qu'ils s'étaient préparés à notre insu, dès 1945, à la libération de l'Algérie.
Bien tristes furent les youyous que j'avais entendus en avril 1961, lorsque j'étais descendue à Bône pour voir ma mère mourante.
D'une terrasse à l'autre, les mauresques s'interpellaient, se donnaient des nouvelles, et des consignes reçues du maquis.
Les youyous avaient leur signification : c'est une sorte de téléphone arabe. Le concert des casseroles, sur la Place des Numides, des jeunes pieds noirs, m'avait aussi bien serré le coeur, ce jour là, car dans notre village, on n'entendait pas tout ce tintamarre des grandes villes où le FLN et l'OAS s'acharnaient par divers moyens, à faire triompher leur propre cause. Que de mitraillage, que de grenades lancées, que de coups de couteau ou de rasoir, que de victimes innocentes pour finalement aboutir à l'indépendance ! On aurait pu éviter tout ce massacre.

C'est le 13 mai 1958 sur le forum d'Alger, lors de l'arrivée du Général de Gaulle, que les femmes ont osé enlever leur voile.
Elles ont bien évolué et je pense que ce sont elles qui feront le plus d'efforts pour s'émanciper, réussir à vivre autrement.
Les garçons peuvent épouser des non musulmanes, mais il est interdit aux filles, par la loi islamique, de se marier avec des garçons d'une autre confession.
Rares furent celles qui avant 1962 ont épousé des roumis, mais certains garçons qui firent leur séjour en France, ont pu ramener en Algérie, leur compagne qui, souvent mal accueillie, surtout par la mère, déçue par leurs moeurs, et obligée peut-être à se convertir à l'Islam, la malheureuse faisait tout pour repartir, quelquefois avec son compagnon consentant.
J'appris que l'une d'elles, qui avait atterri dans un gourbi, en était devenue folle ; elle errait dans les rues du village de l'oued Zinati.
En 1962, ils supprimèrent les petits cireurs : ils ne devaient plus se mettre à genoux, après la libération de leur pays, disait-on.
Ils étaient bien malheureux, c'était leur seul gagne pain ; ils étaient bien dégourdis ces gamins, avec leur petite boîte à cigare en bois, sur laquelle le client de passage posait, l'un après l'autre leur pied; ils faisaient reluire, avec brosses et chiffons de laine, même une peau de chamois, les chaussures noires ou marrons des gens coquets, assez pressés qui prenaient place à tour de rôle, dans les deux grands fauteuils installés sous les arcades du cours Bertagna.
Si malencontreusement ou exprès pour taquiner, un passant faisait glisser sa petite chéchia, il s'empressait, tout en maugréant, de vite la remettre sur sa tête pour cacher la touffe de Allah, une mèche de cheveux laissée exprès par le coiffeur arabe, au milieu du crâne, bien rasé tout autour, afin de permettre à Allah de venir la saisir le jour de sa mort, pour introduire son fidèle défunt, dans son Paradis.

En 1963, les jeunes Algériens ont osé enlever leur petite chéchia rouge pour se coiffer de jolis petits chapeaux de feutre ou de paille, ou d'une casquette.
Lorsque je les avais vus pour la première fois à Bône en avril 1963, je ne pus m'empêcher de sourire, je me souvenais alors du vieux dicton : " Quand les roumis s'en iront, vous irez tous chercher, même dans les ordures, le vieux chapeau de feutre du roumi, pour sentir sa bonne odeur, la bonne odeur de la France. "

Avant les événements Amar que l'on appelait " Amar brochette " ou " Amar le soûlard ", me citait, souvent le dicton du vieux marabout de l'oued el Aneb très attaché à la France ; il disait pour les mettre en garde quand il les voyait comploter entre eux, cette légendaire phrase pleine de bon sens.
Je disais à Amar de se taire, qu'il avait un peu trop bu, qu'il ne savait pas ce qu'il disait : "On ne va pas partir, pourquoi tu dis ça ? " " C'est vrai, la Reine ! ", me répliquait-il ; c'est mon grand-père qui m'avait raconté ça quand j'étais petit, il a travaillé chez le vieux marabout, le grand père du garde champêtre: Amar appelait Reine toutes celles qui lui donnaient à manger quand il était fauché.
Souvent le matin, en venant boire un café ou un verre de vin rouge, il me demandait le menu, il me faisait promettre de lui garder sa part, s'il n'y avait pas de cochon dans ma préparation, qu'il me récompenserait, qu'il me porterait des champignons ; mais le malin, il s'arrangeait toujours de les vendre à d'autres personnes avant de venir au café ; je lui pardonnais toujours car il était tellement serviable.
La femme de ménage de mon fils à Bône, m'avait répété ce vieux dicton, j'étais une fois de plus étonnée, elle était déçue du comportement du nouveau Président Algérien, qui leur réclamait de l'or pour l'Angola et leur disait de partager leur mouton avec les pauvres, elle était peinée de nous voir préparer la valise pour partir en France.
Ce sont leurs moeurs qui les empêchaient de s'asseoir à notre table ; pour eux, elle était souillée, ainsi que la vaisselle, car le Coran leur interdit de manger du rallouf (du cochon) et de boire de l'alcool.
Certains ont passé outre, ils ont mangé de la charcuterie, même du sanglier en revenant de la chasse avec les roumis, et bu des boissons alcoolisées, même de l'alcool à brûler.
Ils n'étaient pas très abordables quand ils se saoulaient, si après le coup de canon annonçant le soir, la fin du jeûne du ramadan, un gars zigzaguait dans les rues de la vieille ville de Bône, il était corrigé à coups de tabous par les adultes, poursuivi par la marmaille qui criait en lui lançant des pierres : " Ouah, ouah à Sidi Cassère Iram dam ! ", il n'a pas de honte, il a cassé le carême. Heureusement, la police intervenait vite pour les disperser ; pour mettre à l'abri le fautif, ils le conduisaient au commissariat pour lui faire lasser la nuit et il était relâché très tôt le lendemain matin.
A Bugeaud, le garde champêtre transportait Amar, ivre mort, sur une brouette pour l'enfermer dans une petite geôle près de la mairie pour l'empêcher de faire des bêtises ou de recevoir la bastonnade.
Une fois, il avait passé la nuit dans l'eau d'un ruisseau où il était tombé en se rendant dans sa vieille baraque. Il avait même failli mettre le feu dans le garage de la villa du maire dont il était le gardien, il avait renversé sur lui la lampe à pétrole, et la marmite de soupe bouillante, il s'était brûlé une jambe qui le faisait boiter.
Étant sevré après l'indépendance, il paraît qu'il laissa une forte somme de dinars, c'était un débrouillard, il vendait toutes sortes de produits comestibles, rendait de multiples services.

C'est tout jeune que le musulman apprend à craindre la colère de Allah; il m'arrivait d'offrir de la grenadine à un enfant qui venait au café avec son père; avec la tête, il me faisait comprendre qu'il n'en voulait pas; je lui disais " Bois, c'est mira, c'est bon. " ; le père me disait : " N'insiste pas, il croit que c'est du vin rosé. Sers-lui plutôt de la menthe, ou du citron. " C'est ce que je fis ; chaque fois je me faisais attraper; je devais jeter la grenadine et servir un autre sirop, d'une autre couleur, qu'il buvait avec plaisir.
Je riais sous cape, quand le Bachaga venait boire au café avec d'autres coreligionnaires et qu'il faisait son clin d’œil en me demandant de la menthe sèche; or je savais qu'il avait l'habitude de boire du Pippermint, de la menthe alcoolisée je m'appliquais à placer devant le notable le verre de liqueur contenant le Pippermint, et devant ceux qui avaient répété " Sers-nous la même chose, de la menthe sèche sans eau ", je leur servais dans des petits verres à liqueur identiques, de la menthe en sirop. Le Bachaga s'arrangeait pour payer en cachette le supplément, s'il avait été invité ce jour là.
Les musulmans avaient l'habitude de boire du thé, du café, de l'elbène (du petit lait), du sirop, de la limonade, du jus de fruits
Ils aimaient manger à longueur de journée : des cacahuètes, des blabis, des jujubes, des karmouss ; aussi fallait-il avoir toujours le balai à la main pour nettoyer la terrasse, la salle du café où, surtout en hiver, ils venaient jouer à la ronda, aux dominos, au billard russe, ou simplement, pour se désaltérer, boire un café et se réchauffer devant le grand poêle à charbon.
Les jeunes dépensaient au fur et à mesure, l'argent qu'ils gagnaient; deux ou trois jours de travail leur suffisaient, aussi changeaient-ils très souvent d'employeur, c'était déconcertant pour ces entrepreneurs qui faisaient tout pour embaucher les gens du village.
Les femmes, les enfants et les plus âgés, travaillaient dans la forêt pour les nourrir tous, même ceux qui étaient déjà mariés, qui passaient leur temps à ne rien faire, ou au café.
Certains essayaient de faire des économies pour pouvoir acheter une mai-son de rapport en ville.

En 1926, j'avais assisté sans le vouloir, dans notre couloir, à la vente de notre maison d'habitation, de douze locataires environ. C'est un homme âgé, assez mal vêtu, d'un burnous usagé, qui dut offrir le meilleur prix, à la propriétaire veuve d'un militaire qui s'apprêtait à partir en France.
Il sortit de dessous son turban blanc entourant sa chéchia, un gros paquet de journaux jaunis dissimulant la liasse de billets de banque bien serrée dans son grand mouchoir à carreaux bleu et blanc. Ce devait être des arrhes qu'il devait lui remettre.

Un vieux dicton m'était venu à l'esprit " C'est avec des douros (pièces de 5 francs) que les arabes nous chasseront de l'Algérie. "; en nous achetant nos maisons, ils n'auront pas besoin de nous prendre à coups de tabous ou à coups de couteau, car ce sont eux qui en se privant, en dépensant moins que nous, auront les moyens d'en offrir le meilleur prix au vendeur.
Malheureusement, c'est avec beaucoup d'atrocités que quelques années plus tard, ils nous chasseront de nos maisons et de l'Algérie.

Pour nos fêtes réciproques, nous échangions nos plats
- Les musulmans, pour la grande fête du sacrifice d'Abraham l'Aïd el Kébir, offraient de jolis morceaux d'agneau ; souvent ils nous donnaient du cous-cous, du djerri, des makroutes, des galettes, etc.
- Les israélites, pour la Sainte Esther, faisaient, selon leur tradition, circuler des petites assiettes à dessert remplies de toutes sortes de friandises confectionnées par elles-mêmes, et après leur carême pascal, elles nous distribuaient des galettes azymes.
- Les catholiques, pour Pâques, distribuaient à tous les voisins la fameuse mouna dorée, garnie d'anis multicolores et surmontée d'un neuf rougi à la garance ou à la pelure d'oignons secs.
Nous en faisions une pleine corbeille ; la maison sentait si bon qu'il nous tardait d'entendre sonner les cloches revenues de Rome pour avoir la permission de goûter à notre petit gâteau, mais pas avant le grand nettoyage et la bénédiction à l'eau bénite de toute la maison.
C'était une poupée pour les fillettes, un cheval ou un poisson pour les garçons, que confectionnaient avec beaucoup d'amour les mères, pour les fêtes de Pâques.
Le lundi, nous allions manger la mouna et la pastière (un gâteau de vermicelle) à la plage ou à la campagne, sur l'herbe, avec la famille ou des amis. La réussite des gâteaux de Pâques était le signe de la prospérité pour la mai-son, d'après la tradition latine.
C'est au four arabe que pour quelques centimes nous faisions cuire nos plats cuisinés et nos gâteaux ; c'était un lieu de rencontre où il faisait bon, surtout en hiver, à l'époque où nous n'avions pas encore de confort ; nous y vivions aussi en bonne intelligence entre nous.
Nous aimions nous rendre service : le vendredi, veille du sabbat, nous allions chez nos voisines juives allumer la lampe à pétrole, une veilleuse, et des bou-gies ; et le samedi matin, avant de partir à l'école, elles nous appelaient pour remuer les cendres du kanoun et y rajouter du charbon ; les petites musulmanes rendaient aussi ce service aux voisines juives qui, durant le sabbat, ne doivent pas toucher de feu, elles préparaient leurs repas la veille. Leurs spécialités étaient aussi appréciées par nous.
Toutes ces bonnes odeurs de cuisine orientale, juive, italienne, maltaise, alsacienne, espagnole, etc.
Toutes ces senteurs de fleurs d'oranger, (de lys, d'iris, de coriandre, de muscade, de marjolaine, de pois chiches de café grillés, de cumin, de clous de girofle (piqués dans de grosses oranges au temps du ramadan), de pain et de galette (chauds), de confiserie au miel et de tous les aromates s'échappant des petites épiceries kabyles ou mozabites !
Oui ! Tout cela nous fait .... rêver à ce cher pays, où malgré nos différences nous étions heureux et où l'on aurait bien voulu finir nos jours ; mais hélas, l'histoire en a décidé autrement, bien sûr !

J'écoute une émission de France Culture sur l'Égypte ; les chants orientaux qui ont bercé mon enfance me donnent très envie de prendre un foulard et de danser à la mode arabe.
Dieu sait si j'ai dansé jeune fille, avec les gamines de mon quartier, dans les petites maisons mauresques ou sur notre grande terrasse quand nos voisins juifs faisaient venir de Constantine, le plus grand orchestre oriental (pour un mariage) dont le compositeur oncle de Enrico Macias fut assassiné en 1961.
Je revois toutes ces belles toilettes de taffetas, de velours de soie, d'organdi, etc., pailletées et brodées d'or et d'argent, toutes ces coiffes en forme de haut pain de sucre ou de petits entonnoirs recouverts de foulards aux couleurs chatoyantes ; cela nous faisait rêver nous les petites filles roumies de condition modeste; mais nous ne les enviions même pas toutes ces femmes musulmanes aux moeurs si différentes.

Que l'on n'accuse surtout pas la France pour l'analphabétisation des indigènes, car il y avait des écoles pour tous et des écoles spéciales, dites indigènes, que mon frère dut fréquenter car il n'y avait plus de place dans l'école de notre quartier en arrivant de La Calle ; mais plus tard, l'autre jeune frère put entrer dans l'école Mattera où pas mal de garçons indigènes firent leurs études et réussirent aux examens pour aller au collège ou au lycée.
Devant leurs succès, certaines mères disaient à leurs enfants peu studieux de suivre leur exemple, de les prendre comme modèle car ils avaient bien du mérite, ces jeunes, qui ne parlaient pas du tout en français à la maison avec leurs parents.
Ce sont ceux qui firent de grandes études qui ont pu faire de la politique plus tard.
Peu de filles fréquentaient l'école communale ; certaines allaient à l'école indigène, elles apprenaient aussi à tisser des tapis ; quelques-unes retournaient à l'école pour continuer à en fabriquer, elles étaient rémunérées mais elles devaient se voiler et être accompagnées.
J'ai fait un intérim dans une école de filles indigènes située près de l'hôpital militaire, à Bône.
Je revois une gamine blonde, aux yeux bleus, qui dissipait la classe à tout instant ; elle me disait en arabe qu'elle m'aimait; je lui disait d'être sage si elle voulait un bon point ou un bonbon.
Voyant que je ne la comprenais pas, les plus grandes me disaient : " Ne la gronde pas mademoiselle, elle te dit pas de mal, elle te dit: " mademoiselle, je t'aime très fort dans mon coeur. " (Neurabec fel guelbi).
J'étais allée voir la mère de Teïta pour lui dire que sa petite fille n'était pas sage ; mais ni elle, ni ses compagnes ne me comprenaient ; elles se contentaient de rire, elles m'offrirent des gâteaux au miel, elles sont très généreuses.
J'ai connu une compagne de classe qui, après sa réussite au certificat d'études primaires, fut retirée de l'école ; elle était très peinée ; c'était une très bonne élève et elle aurait voulu continuer ses études ainsi qu'aller avec nous à l'école Vaccaro, de la rue Bugeaud.
Après la mort de sa mère (chrétienne), elle avait été confiée à la sueur de celle-ci, mais le père jugea bon de la reprendre, il ne s'était pas remarié et vivait avec sa sueur et qu'il était temps de la marier, d'apprendre une nou-velle culture. Je sus qu'elle %t un riche mariage; son fils, qui était allé au col-lège en 1947 avec mon fils, vint me voir au café durant un séjour en 1956, au camp de jeunesse de Bugeaud, très modernisé. Il m'apprit que sa mère était morte en mettant son sixième enfant au monde ; pauvre " Dandoun " ! Pour la consoler, nous allions le jeudi lui rendre visite : nous lui portions de la lecture et surtout des films, car elle aimait le cinéma et y allait plus souvent que nous ; c'est de cela qu'elle était le plus privé. Sa tante nous gâtait elle aimait nous habiller avec les vêtements orientaux de sa nièce qui, chaque fois que nous la quittions, avait les larmes aux yeux et nous regar-dait à travers les persiennes de sa fenêtre donnant sur une ruelle.
Dans les villages, seuls les garçons allaient irrégulièrement à l'école avec nos enfants (classe unique) ; le Maire aidait les plus nécessite. Après avoir obtenu leurs chaussures, leurs tabliers et leurs fournitures scolaires, ils s'absentaient pour aller garder les vaches et en même temps, surveiller la charbonnière.
Les gendarmes montaient exprès de Bône et, accompagnés par le garde champêtre, allaient les récupérer dans la forêt pour les conduire à l'école, tout en expliquant aux parents, leur intérêt de les faire instruire avec nos enfants ; bien sûr, ils préféraient leur faire apprendre l'arabe et surtout le Coran.

À la sortie de l'école, à quatre heures, ceux qui habitaient le village s'arrêtaient chez l'épicier ou chez le cordonnier pour apprendre l'arabe et surtout le Coran.
Quand nous les voyions assis, jambes croisées, une ardoise en carton ou en pierre (d'ardoise) sur leurs genoux, ânonnant en se balançant, les versets du Coran, nous étions pleins d'admiration de constater leur effort et leur bonne volonté pour se former dans les deux cultures.
Il y avait aussi de grandes écoles, des Médersas, que fréquentèrent aussi les garçons de colons assez fortunés.
Pour le pardon de leurs fautes, ils allaient loin de leurs demeures pour sacrifier le bouc émissaire à " Azazel " ; ils choisissaient en l'occurrence un taureau en bon état de santé ; attaché à une longue corde, l'animal devait marcher sur un étroit chemin, ou sur un gros tronc d'arbre, les yeux bandés, vers un précipice où il tombait, se brisait les os et se donnait enfin en nourriture aux nombreux rapaces qui voltigeaient dans cette région et dont les cris nous effarouchaient quand nous étions petits.
Pour le printemps, les mères confectionnaient des galettes pour leurs enfants qui devaient se rencontrer sur une colline en pente pour les faire rouler; celle qui allait la plus loin était un bon signe, le signe de longévité pour l'enfant et sa mère en était fière et heureuse.

Il n'y avait pas comme de nos jours de très grands voleurs, mis à part les voleurs de troupeaux dans la plaine, mais ils aimaient bien chaparder quelque chose à l'étalage, un outil dans une ferme ; pour eux, ce n'était pas un péché de se servir, de prendre quelque chose aux roumis. C'est ce que disait le gamin pris sur le fait, au garde indigène qui lui faisait le reproche en lui tirant l'oreille : il lui recommandait de ne pas recommencer; " Mouch rlame ! ", c'est pas péché se défendait le gamin.
Ce que nous craignions le plus, c'était la traite des " blanches " : le défilé de ces belles dames fardées se rendant au dispensaire du quartier, nous faisait mal à voir; la disparition d'une jeune fille nous peinait et obligeait nos mères à être plus sévères : elles nous défendaient de fréquenter des camarades un peu trop émancipées, " volages " nous disait-on ; il ne fallait pas traîner dans les rues à la sortie de l'école et nos jeunes frères nous surveillaient de loin. Étant polygames, les musulmans pouvaient avoir plusieurs femmes, surtout s'ils en avaient les moyens : il y avait en ce temps là de nombreux harems.
La nouvelle arrivée devait être bien entourée, gâtée même par les plus anciennes, sinon gare au " Maître Seigneur " ; les eunuques les surveillaient et des petits esclaves les servaient toutes, ces recluses de différentes races c'est ce que l'on chuchotait dans la rue.
S'ils furent exploités, ils le furent par ceux qui vinrent plus tard acheter les terres des pionniers ruinés pour créer de vastes domaines ; ils le furent aussi par les plus riches d'entre eux.
Les ouvriers demeurant dans la propriété d'un notable indigène étaient étonnés de payer beaucoup d'impôts pour le peu de bêtes qu'ils possédaient ; ils se décidèrent à se plaindre au Maire du village.

Le percepteur venait annuellement de Bône pour faire le recensement des bêtes : accompagné par le garde champêtre, il allait partout pour les aider à bien remplir leurs feuilles de déclaration de ce qu'ils possédaient.
Si le téléphone arabe avait bien fonctionné, ils pouvaient apercevoir de loin la bergère affolée, armée d'un bâton, faisant des efforts pour mélanger, disperser et conduire toutes les bêtes vers les pâturages proches de la propriété. Les femmes seules restées au gourbi restaient muettes ; elles n'osaient pas répondre ; elles avaient reçu la consigne de toujours leur dire : " Manarf ! Je ne sais pas, je ne sais rien. ", c'est ce qu'elles répondaient aussi aux gendarmes venus pour les interroger lors d'une enquête.
Les deux gardes champêtres étaient bien obligés de revenir par surprise pour essayer de compter à la sortie des écuries le cheptel de chaque propriétaire, très souvent en leur présence.
Je revois cet ouvrier kabyle se plaindre en pleurant au garde champêtre : il avait été battu par son employeur indigène. Il avait épargné pour pouvoir por-ter un peu d'argent à sa famille, après plus de trois ans d'absence ; il était sobre, n'allait pas au café maure, mangeait surtout du pain ou de la galette trempée dans de l'huile d'olives, quelques olives, des dattes, du raisin, de la pastèque; il prenait donc quelques acomptes pour acheter le strict nécessaire. Il n'était pas d'accord sur le reliquat qui lui revenait ou alors il voulait le retenir, car la main d’œuvre était assez rare et le kabyle était un travailleur; mais le garde champêtre s'arrangeait toujours pour les mettre d'accord.
Qu'est-ce qui leur avait fait suer le burnous ? Je pense que ce sont surtout les plus haut placés et que ce sont eux qui durent donner cette mauvaise habitude au début; ils aimaient offrir quelque chose en plus, souvent en nature, pour faire réussir une affaire, gagner un procès, un litige quelconque.

Je revois courir dans la cour de l'ancienne école où nous habitions, le lapin qu'avait offert à mon mari garde champêtre, le propriétaire des vaches qui avaient plusieurs fois fait des dégâts dans le jardin de son voisin coreligionnaire qui, exaspéré, réclamait des dédommagements ou un procès.
Mon mari me défendit aussi ce jour là, d'accepter les œufs que Ba voulait me passer par la fenêtre de la cuisine : " Je veux que tu les paies comme d'habitude, si tu en as besoin. " ; c'est ce que je fis car justement nous étions quarante à table : toute ma famille s'était réfugiée à Bugeaud, chez nous, dès le premier jour du bombardement de la ville de Bône le 01.11.1942.
Il était assez strict mon mari, il nous défendait aussi d'acheter au marché noir; heureusement, nous venions de tuer un cochon. Nous avions un petit jardin et nous pouvions continuer à nourrir quelques bêtes avec les déchets de la cuisine des anglais.

J'évoque cette triste époque de la guerre avec toutes ses restrictions : nous faisions constamment la chaîne pour acheter des légumes, de la viande, du linge et aussi de l'épicerie, à la boulangerie ; ceux qui nous voyaient dans une chaîne craignaient de ne pas avoir leur part d'une denrée distribuée ces jours là, mais nous les rassurions car nous n'avions pas assez d'argent pour acheter ce dont nous avions envie, surtout pour les enfants.
Nous faisions un succédané de café, avec de l'orge, des pois chiches, des glands et du savon avec du lierre, une bougie et des cristaux de soude.
Beaucoup lavaient le linge aux soldats anglais qui gâtaient les enfants ; ils nous réparaient même les chaussures.
Mes beaux-frères pêcheurs au lamparo, durent quitter leur lieu de pêche pour s'installer à la plage d'Ain Barbar; lors d'une tempête, ils perdirent tout leur matériel de pêche, de cuisine, de couchage et durent rejoindre la famille réfugiée chez nous.

Ils faisaient tout pour aider mon mari : ils ont défriché un terrain au Plateau et y ont répandu de la sciure de liège avant d'y planter des pommes de terre dont la première récolte fut une réussite en qualité et en quantité.
Dans la sciure de bois de chêne liège entassée à la Société des lièges de l'Edough, nous étions étonnés de voir pousser de très grosses pastèques à confiture : c'est ce qui donna l'idée à mon mari, d'utiliser ce nouvel engrais. Des champignons de toutes sortes, des artichauts sauvages, de la chicorée et des châtaignes sauvages amélioraient notre menu, surtout que la soupe devenait de plus en plus claire.
Ma mère, assise sur sa petite chaise, détricotait de vieux pulls feutrés ; avec sa quenouille, elle filait la laine pour faire des chaussettes multicolores et de toutes les dimensions : cela nous faisait bien rire, elle était en avance sur la future mode.

Le passage des sauterelles ou des criquets, les épidémies, les alertes nuit et jour, les bombardements, les privations et la pensée envers nos soldats ou nos prisonniers, toutes ces misères de la guerre resserraient nos liens affectifs et notre solidarité en fut augmentée.
Ce fut une triste époque précédant notre futur exode vers la métropole.

L'Algérie fut peuplée par des vandales, des berbères, des Numides, des romains, des turcs, des arabes et même des juifs avant 1830. Mais après les français, arrivèrent en Algérie des Italiens, des Maltais, des Espagnols, des grecs et des arméniens dont je me souviens qu'à Bône, ils vendaient du bon café grillé qui parfumait tout le quartier.
Il y avait aussi des catalans : ils avaient construit à Bône, la Casbah et l'hospice Coll ; une plaque commémorative se trouvait au lycée Saint Augustin en souvenir de ce bienfaiteur qui parait-il, venait de Perpignan.
J'appris à la télévision que monsieur Salvador Coll transportait dans une charrette à bras, toutes sortes d'articles hétéroclites qu'il vendait à bas prix. Il voyageait beaucoup, s'enrichit et voulu faire du bien pour les vieillards abandonnés par certaines familles, faute de moyens.
Les premiers colons furent des bûcherons venus des Vosges.
Les Alsaciens - Lorrains s'installèrent en Algérie après la guerre de 1870-1871, pour garder leur identité française.
Ce sont toutes ces ethnies qui formèrent le peuple appelé pied noir qui fit de l'Algérie riche et prospère, un pays très envié.
Ceux qui avaient réussi après tant de sacrifices et de souffrances à laisser un modeste patrimoine à leurs enfants doivent se retourner dans leurs tombes, car après six générations leurs héritiers furent dépossédés.
Les premiers colons ne soupçonnèrent pas le destin tragique, le calvaire de la décolonisation réservé à leurs descendants.
On avait exigé des premiers colons : qu'ils fussent honnêtes et travailleurs afin de préparer à leurs héritiers une grande chance de réussite et de fortune (sic), c'est moi qui souligne.
Après la chute de roi Louis Philippe, le gouvernement s'était adressé à des paysans et à des ouvriers pour mettre en valeur les terrains immenses de l'Algérie.

On leur donna quelques hectares de terre, appelés des concessions, on leur distribua des instruments de culture, des bestiaux et quelques vivres, mais ils ne s'attendaient pas à trouver tant de difficultés (sic).
Que de larmes versées par la femme et les enfants ; le chef de famille dut faire bien des efforts pour ne pas retourner en arrière dans sa province où il avait laissé un peu de lui-même, peut être aussi ses chers parents.
Le voyage, tout le long du Rhône jusqu'à Marseille, sur des embarcations fragiles, fut pénible : ce fut la première étape vers la terre promise.
Logés dans des baraques de planches très ajourées, voués à l'indiscrétion du voisinage et construites sur un sol de terre battue très humide, il leur était interdit de faire du feu pour pouvoir sécher les matelas et le linge mouillés au cours du voyage et aussi par les pluies diluviennes tombées dès leur arrivée en automne dans la plaine de Mondovi, près de Bône.
En 1963, les rapatriés connurent leur premier hiver très rigoureux en arrivant dans la métropole : beaucoup n'avaient jamais vu tomber de la neige en Algérie cependant, il en tombait sur les reliefs.
On leur recommandait de ne pas fumer autre chose que la pipe par crainte des incendies. Ils faisaient sécher sur des planches au soleil, les feuilles de tabac qu'ils avaient récolté.

Il y eut en 1872, un grand incendie dans la forêt de chênes liège du massif de l'Edough. Il y a le carré de quatorze brûlés (tous apparentés) dans le petit cimetière de Bugeaud.
Pendant que les hommes faisaient la corvée de bois avec les Militaires, pour la popote commune, les femmes devaient bien surveiller les enfants qui se querellaient et qui risquaient de s'égarer.
Leurs nuits étaient atroces : ils craignaient bien sûr les fauves, mais surtout les indigènes prêts à se révolter; ils devaient garder le fusil à leur portée.
Ils étaient souvent attaqués sur les routes par des bandits dont le plus célèbre se nommait Bougherra.
La maladie ne les épargna pas : il y eut le choléra en 1849 et la variole noire en 1886. Il paraît que Bugeaud en fut épargnée grâce aux mesures prises par le Maire.
Pour lutter contre le paludisme (la malaria) on leur distribuait de temps en temps de la quinine. Nous avons presque tous eu le paludisme et certains en ont gardé quelques séquelles.
Je me revois à l'âge de six ans, dans les bras de mon grand frère, qui nous conduisait, mes sœurs jumelles et moi, deux ou trois fois par semaine, nous faire vacciner par le Major militaire de La Calle, à l'hôpital civil et militaire. Aimant bien se taquiner, ils se donnaient des sobriquets, mais ils se fâchaient aussi à cause de la politique: il y avait des Bonapartistes et des Républicains.
Si l'un d'eux était malade ou gêné, ils lui venaient en aide et lui travaillaient même son lopin de terre.

En 1841 surgirent des villages militaires; on avait donné à des soldats mariés avec des filles de pêcheurs de Toulon, six hectares
- trois hectares de terre médiocre ;
- deux hectares de bonne terre pour une culture céréalière ;
- trente ares pour un élevage de bétail ;
- vingt cinq ares de terre d'alluvions en bordure de la Seybouse pour une culture de tabac ;
- vingt ares pour une culture vinicole ;
- six ares pour une culture jardinière et pour l'habitat (sic).

À Herbillon, un petit village de pêcheurs, on leur donna 7 hectares. Ceux qui s'installèrent un peu plus tard, un peu partout, ont obtenu trente hectares. D'où le mécontentement des Bugeaudois qui avaient obtenu quatre hectares dans un terrain de montagne très difficile d'accès et très dispersés.
À chaque nouvelle élection, on leur promettait de réparer cette injustice, mais le gouvernement s'y opposait à chaque fois.
Le génie avait fait construire des petites maisons en pierres d'une seule pièce qu'ils agrandirent avec beaucoup de privations et de travail acharné : ils vivaient en famille autour d'une même table. Beaucoup furent découragés et repartirent, d'autres furent mis en cellule sans témoin, à cause de leur hostilité et aussi parce qu'ils ne voulaient pas travailler leur terrain peu rentable.
Puis petit à petit, ils essayèrent d'entreprendre d'autres travaux, apprirent sur le tas d'autres métiers, furent obligés de se séparer et de se placer ailleurs dans les fermes de la plaine, partagèrent ou vendirent même, des terres aux arabes riches qui vinrent s'installer au village.
Le duc d'Isly né à Limoges, contribua puissamment à la consolidation de nos conquêtes. Il fut nommé Gouverneur Général pour s'occuper des pos-sessions françaises en Afrique du Nord.
C'était un administrateur éclairé et un habile cultivateur ce Maréchal Bugeaud, dont notre village porte son nom.

Bugeaud, le Casino

Qui n'a pas chanté As-tu vu la casquette au père Bugeaud ? ?
L'histoire raconte que le Maréchal égarait à chaque fois sa casquette lorsqu'il était obligé de coiffer son képi; une nuit, surpris par des rebelles, il sortit en vitesse de sa tente avec son bonnet de nuit sur la tête.
Le Maréchal Bugeaud avait compris qu'il fallait lever les scrupules des indigènes qui luttaient en raison de l'obligation coranique de la guerre sainte et à cet effet, il avait chargé en 1841, Léon Roche, l'ancien secrétaire de l'Emir, d'obtenir une déclaration de la loi islamique.

Cette déclaration appelée Fatwa fut approuvée au Caire et à la Mecque ; elle spécifiait qu'un peuple musulman dont le territoire était envahi par des infidèles, pouvait, tout en conservant l'espoir de secouer leur joug avec l'aide de Dieu, accepter de vivre sous leur domination à condition d'obtenir le libre exercice de sa religion et le respect de ses femmes et de ses filles.
Or le respect des femmes et des filles ainsi que de la religion, furent les conditions essentielles de la domination française depuis la prise de l'Algérie. Cette Fatwa fut diffusée par des agents musulmans. Ce fut un acte de haute politique, car pour compléter cette propagande, le Maréchal Bugeaud fit graver un cachet qui portait en arabe cette formule : " La terre appartient à Allah, il la donne en héritage à ceux qu'il a choisis. " ; il l'apposa sur toutes ses lettres adressées aux indigènes, leur livrant cette pieuse pensée à leurs méditations.

Hélas ! C'est bien au nom de Allah qu'ils se battirent sauvagement pour nous chasser de l'Algérie, quelques années plus tard.
Je me demande si un jour, au nom de Allah, ils n'emploieront pas la force pour nous obliger à nous convertir à l'islam, car ce qui se passe actuellement devrait nous faire réfléchir...
Après le départ de tous les villageois, à partir de juillet 1962, une maquisarde en treillis, le fusil sur l'épaule, était entrée au café de la Place pour boire un flio (une menthe à l'eau), une de leur boisson préférée: c'est ALI qui l'avait servie alors que j'étais occupée à la cuisine.

Elle m'appela pour encaisser ; d'abord je me suis approchée d'elle pour lui dire bonjour, mais elle me retint pour me faire réciter sa prière ; c'est mon garçon qui traduisait; j'essayais de la dire, mais comme je bafouillais, je me suis mise à rire et Ali me fit les gros yeux, il me supplia de répéter sans rire après lui : "Allah est Dieu, Mahomet est son prophète. "; c'est ce que je fis avec beaucoup de sérieux ; satisfaite, la cliente de passage sortit et mon garçon me dit "Tu sais, j'ai eu très peur pour toi Mme L. ; tu as bien fait de réciter la prière comme elle le demandait ; tu sais, c'est une vraie fellagha ; elle vient de loin, elle était fatiguée, elle ne te connaît pas comme nous et elle a encore du chemin à faire. "

Bugeaud sous la neige

Pour les musulmans, le Christ, qu'ils nomment Sidi Aïssa, est un prophète et non le fils de Dieu, car d'après le Coran Dieu ne peut pas engendrer de fils. Il est unique et la mère de Sidi Aïssa Myriem est une des trois saintes femmes désignées par le prophète Mahomet avec sa mère et sa soeur.

Lors d'une émission télévisée en 1982, une combattante algérienne racontait avec fierté tous ses exploits et sa participation à la libération de son pays dont elle fut préparée toute petite fille par son père.
Cela me fit très mal de l'entendre, car à cette époque, nous étions loin de penser à l'éventualité d'un départ de l'Algérie ; d'autant plus que nous avions fêté dans le calme, le centième anniversaire de l'Algérie française.

En 1871, il y eut déjà une insurrection et en 1934, c'est contre les juifs de Constantine qu'ils se révoltèrent ; déjà, un oncle de Enrico Macias fut tué à cette époque. Heureusement que cela ne dura que trois jours.
Les femmes israélites de Bône n'osèrent plus sortir ; elles se sont arrachées le visage : " Achoumïa ! " pleuraient-elles. Elles eurent vite fait d'ôter leurs vêtements orientaux pour se vêtir comme nous. Nous leur faisions les courses. Les hommes priaient jour et nuit à la synagogue située dans notre quartier de la vieille ville.



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