UNE HISTOIRE D'AMOUR

Pierre LATKOWSKI

"A tous ceux qui n'aiment pas la lecture, encore moins celle des livres d'histoire, mais qui, comme mes enfants et petits enfants, ont fini par craquer : Ô papa, tu nous dis qu'est-ce que c'est, ce Bône, que tu nous fais la tête avec, grosse comme une pastèque de l'Allélick ?" P.L.

En 1874, un tailleur parisien pressentant l'existence en Algérie d'une clientèle intéressante, créa une succursale à Bône et y envoya son coupeur Michel, mon grand-père.
Le bâton du pèlerin qui, depuis une quinzaine d'années, avait quitté le sol de Pologne et parcouru l'Allemagne, l'Angleterre, la France sans se fixer nulle part, allait prendre enfin racine. Le 9 janvier 1879, Michel épousait la douce Marie. Le nom de Latkowski, venu de la lointaine Galicie, devenait celui d'une famille bônoise, au sens particulier de cette expression qui indique, plus que le simple choix d'une résidence, l'existence de liens affectifs profonds avec la Cité.

Juillet 1962. Louis, le fils aîné de Michel, est avec nous, ses enfants, sur le pont du bateau qu'il a fallu prendre pour survivre à la tourmente. Trois générations de Latkowski regardent le quai s'éloigner lentement. Devant nous, de la petite darse jusqu'aux contreforts de l'Edough, Bône-la-coquette déploie tous ses talents pour garder encore quelques instants ses amoureux sous son charme.
Oui, tout Bône est là pour ce dernier rendez-vous, le Bône du moment, le Bône du passé, le Bône de toujours. Et nos regards s'attardent sur cette page d'histoire qui se tourne devant nous.
Une histoire vieille de trois mille ans...

LES PHENICIENS

Là, sur notre gauche, entre les collines et la mer, nous devinons au raz des flots, verte et riante, encore épargnée par l'urbanisation, la plaine où, onze siècles avant Jésus-Christ, les Phéniciens s'étaient établis, bien avant la fondation de Carthage et celle de Marseille.
La rade n'avait d'abord été qu'une simple escale, mais ces hardis marins-commerçants en avaient vite apprécié les avantages. Cette plaine, plus étroite qu'aujourd'hui, car elle s'est enrichie au cours des siècles d'apports alluvionnaires, était au fond d'une baie bien protégée des mauvais vents venus d'ouest, et deux fleuves aux eaux calmes, la Seybouse et la Boudjimah, y ouvraient leurs estuaires. Si loin de leur base, les marins phéniciens n'avaient pas tardé à reconnaître là un des mouillages les plus sûrs de la côte. Ils y avaient fondé la première cité, qu'ils avaient appelé Ubbon, le Golfe. C'est, semblerait-il, l'origine du nom qui, par des avatars successifs, devait devenir Hippone, Bouna, Bône...
Un autre nom apparaît au XIVème siècle de notre ère dans des récits d'historiens arabes. D'après eux, le nom de Bled El Aneb aurait été en usage depuis le XIIème siècle, par allusion aux nombreux jujubiers entourant la ville (aneb, au cas présent, signifie jujube, et aussi, plus généralement, petite baie...). Transformé ensuite en Annaba, il devait être officialisé par les pouvoirs actuels. Mais les dérivés de Ubbon sont de souche plus ancienne.
A l'arrivée des Phéniciens, le pays n'était certes pas inhabité, mais les Amazighes qui l'occupaient n'avaient aucune vocation maritime. Ils ne s'opposèrent pas à l'installation des nouveaux venus, et virent plutôt dans le tribut annuel versé par eux une source de profits inattendue.
De nombreuses cités furent ainsi créées par les Phéniciens sur les côtes méditerranéennes. Tyr, puis Carthage, fondée au VIIème siècle avant J.C. et qui supplanta bientôt l'ancienne métropole, étendirent leur autorité sur toute une série de comptoirs importants. Une autorité d'ailleurs assez relative, car ces comptoirs, administrés sur le modèle de Carthage, étaient plus ou moins autonomes, tout en réservant aux Phéniciens des avantages particuliers.
D'autres peuples tentèrent de ravir aux phéniciens ces rivages dont la possession devenait d'un évident intérêt. Au IVème siècle avant J.C., les Phocéens, d'origine grecque, établis en Sicile, eurent tout d'abord avec L'Afrique du Nord des rapports culturels et commerciaux, très pacifiques, qui influèrent sur la vie du pays. Cependant, après la mort d'Alexandre et le démembrement de l'empire grec, Agathocle, roi d'une fraction phocéenne d'origine sicilienne, n'hésita pas à se mesurer à Carthage. En 309, il s'empara d'Hippone, mais les Carthaginois ne tardèrent pas à rétablir leur pouvoir, et à chasser les Phocéens jusqu'à Syracuse.

LES NUMIDES

Depuis l'an 753 avant J.C., soit 150 ans après la création de Carthage, Rome la conquérante était apparue sur l'échiquier méditerranéen. Elle était devenue la grande rivale de la Cité de Didon, et cette rivalité ne trouva d'épilogue que dans la destruction de celle-ci, après une succession de sanglants épisodes qu'on appelle les trois guerres puniques. De 264 à 146, Carthage épuisant ses forces dans le conflit, toute autorité réelle cessa de s'exercer sur une Afrique du Nord dévastée. Les comptoirs phéniciens tombèrent entre les mains de chefs locaux.
Lors de la première de ces guerres, pendant les années 264-241, Hippone vit ainsi revenir de l'intérieur les Amazighes, appelés "Nomadès" par les Grecs et "Numides" par les Romains. Ces anciens occupants du pays, qui n'avaient pas mis d'obstacles à l'installation des phéniciens, voulurent profiter de l'affaiblissement de Carthage pour s'emparer des richesses créées par celle-ci sur la zone côtière.
La Numidie était partagée en deux royaumes, l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest. Les habitants d'Hippone accueillirent volontiers les Numides de l'Est, les Massyliens, qui les débarrassaient des Carthaginois. Le roi Gala délaissa sa capitale, Cirta, pour faire d'Hippone sa résidence.
Pendant la seconde, de 218 à 201, Massinissa, petit-fils de Gala, prit parti pour Rome, tandis que l'autre roi numide, Syphas, adoptait la cause de Carthage. Pendant que la cavalerie numide, où dominait l'éléphant "hipponiensis", franchissait les cols des Alpes, aux côtés du Carthaginois Hannibal, Hippone et sa région subissaient successivement, et non sans dommages, la domination des Numides de l'Est, alliés aux Romains, et de ceux de l'Ouest, combattant aux côtés des Carthaginois.
Non moins éprouvante pour Hippone fut la troisième des guerres puniques. Elle eut à soutenir en 146 le siège d'une armée romaine, qui se retira devant l'héroïque résistance de la ville. Mais la victoire de Rome sur Carthage rendit son trône à Massinissa, dont les successeurs firent d'Hippone leur principal lieu de séjour.

LES ROMAINS

La prospérité, avec la paix, semblait renaître dans la cité et sur les royaumes numides. C'était compter sans les velléités d'expansion de Jugurtha, ce roi Numide venu de l'Ouest, qui tenta d'étendre son pouvoir sur toute la Numidie. Rome s'en inquiéta et, au bout d'une guerre qui dura de 113 à 106 avant J.C., écrasa Jugurtha. Les Romains contrôlaient ainsi la Numidie entière. Hippone, qualifiée de "Royale" pour honorer Massinissa, allait devenir une "colonia", capitale de l'Africa Nova, l'une des quatre provinces créées sur le territoire, et l'historien latin Salluste en fut le premier gouverneur. Les citoyens acquéraient le titre envié de "civis romanus" et la "pax romana" s'étendait sur le pays pour quelques siècles, sans effacer toutefois complètement l'empreinte laissée par Carthage, puisque le punique, qui était resté la langue officielle des rois numides, était encore en usage à Hippone à la fin du quatrième siècle, au temps de Saint Augustin.
La ville couvrait à l'époque une soixantaine d'hectares à l'Est de la Seybouse. Elle était entourée de domaines agricoles dont les vestiges font preuve d'une densité de population rurale importante. Les arbres fruitiers de toutes les espèces méditerranéennes recouvraient les collines alentour, et des forêts d'oliviers s'étendaient jusqu'aux portes de la ville. Région d'élevage aussi, moutons, bovidés, chevaux appréciés jusque sur les hippodromes romains, et, en voie de disparition, cette petite race d'éléphants que les Numides faisaient charger au premier rang de leurs batailles. Mais elle était surtout productrice et exportatrice de vin et de céréales, ses richesses de toujours..
La "Pax Romana" ne fut pas exempte d'incidents sanglants, et cette rade si calme qui s'étend devant nos yeux avait été, en 46 avant Jésus-Christ, le théâtre d'un épisode dramatique, dernier acte de la lutte de César contre Pompée: celui-ci était mort en 48 et ses derniers partisans, réfugiés auprès de Juba, roi de Numidie, avaient été battus à Thapsus. Juba s'était suicidé. Les survivants, regroupés par Quintus Metellus Scipion, purent s'échapper par la mer mais, pris par le mauvais temps, se réfugièrent dans la rade d'Hippone. Poursuivis par les galères césariennes, ils s'y trouvèrent encerclés, et leurs vaisseaux furent coulés. Scipion se transperça de son glaive et disparut dans les flots.

LES CHRETIENS

Debout près de mon père, je cherche, vers le Sud, une colline se détachant sur le vert plus clair des crêtes qui ferment l'horizon. Pas très haute, elle semble pourtant se dresser en gardienne au milieu de la plaine. Sur son sommet, une basilique, construite à la fin du XIXème siècle, découpe dans le ciel la fine dentelle de ses deux clochers. C'est au pied de cette colline qu'à l'âge scolaire, j'avais appris quelques chapitres de l'histoire ancienne, mieux que dans mes livres, tant les vestiges étaient nombreux et témoignaient du haut degré de civilisation atteint à cette époque.
L'Algérie n'était pas pour les Romains une colonie d'émigration, et peu de gens étaient originaires d'Italie. Ce sont les habitants du pays qui prirent des noms romains, portèrent la toge, et ce sont leurs chefs naturels qui reçurent l'investiture de Rome pour exercer l'autorité locale.
La religion chrétienne, bien acceptée par les populations, se répandait à travers l'Afrique. Rome avait fait d'Hippone un évêché, et deux évêques d'Hippone accédèrent à la papauté, Victor 1er de 185 à 197, et Méléhiade de 311 à 314. Mais, comme ailleurs, les chrétiens avaient été persécutés. Trois évêques, Théogènes en 240, Léontius en 303, Fidentius en 304, périrent massacrés, ainsi que de nombreux martyrs.

Puis vint Saint Augustin.
Né à Thagaste (Souk-Ahras) en 354, de famille berbère, il s'était fixé à Hippone et avait succédé à l'Evêque Valérius en 395. C'est de là que le grand évêque avait fait rayonner sur tous les peuples méditerranéens la foi chrétienne qui avait métamorphosé sa vie. C'est Hippone plus que Rome qui, pendant son épiscopat, fut le centre du monde chrétien. Il y participa à trois conciles, prononça ses discours les plus inspirés, y lutta contre le schisme donatiste, né dans les Aurès sous la houlette de l'évêque Donat, organisa la résistance aux hordes vandales et conçut, pendant les dernières années de sa vie, la "Cité de Dieu, qui échappe aux barbares et au temps et à la mort même".

LES VANDALES

Les Vandales étaient d'origine germanique. Après avoir occupé l'Espagne, ils avaient, sous la conduite de leur roi Genséric, entrepris l'invasion de l'Afrique du Nord en 429, et étaient arrivés, en 430, devant Hippone qu'ils assiégèrent. Pendant 14 mois les habitants résistèrent, subissant la famine dans la cité et les pires atrocités dans les campagnes. Le 28 Août 430, Saint Augustin qui n'avait pas voulu quitter la ville s'était éteint à l'âge de 76 ans. Un an plus tard, Hippone tombait aux mains des barbares, et Genséric en faisait sa capitale jusqu'à ce qu'il s'empare de Carthage.
Visitant les ruines, j'avais écouté, un peu déçu, le professeur évoquer le mystère planant sur l'emplacement exact de la Basilique qu'avait édifiée Saint Augustin et dont il avait fait le cœur de la chrétienté pendant 35 ans. Pourtant, lors de l'incendie et du pillage de la ville, les Vandales n'avaient pas détruit les lieux qui abritaient le tombeau du Saint, ni sa bibliothèque.
Les ruines d'une basilique pouvant être la "Basilique de la Paix" ont bien été découvertes au pied de la colline, mais il n'est pas encore certain qu'il s'agisse là du célèbre édifice.
Les reliques et les ouvrages qu'elle avait contenus furent plus tard transférés en Italie, d'abord en Sardaigne en 499, puis à Pavie au VIIIème siècle.
Les habitants n'avaient pas tous fui la ville devant les Vandales. Des chrétiens y étaient restés, tolérés par Genséric, persécutés de nouveau sous le règne de ses successeurs.

LES BYZANTINS

Les Vandales perdirent vite leurs qualités guerrières dans les délices de cette nouvelle Capoue. Dès que les berbères le comprirent, ils reprirent leur harcèlement, et lorsque les Byzantins, sous le commandement de Bélisaire, voulurent rétablir en Afrique l'autorité de l'empereur de Constantinople, héritier légitime de Rome, c'est un pouvoir particulièrement affaibli qu'ils rencontrèrent en la personne de Gélimer, dernier roi Vandale.
Vaincu en 533, Gélimer fut capturé dans les parages d'Hippone, et l'autorité de l'empereur de Constantinople, héritier légitime de Rome, s'étendit sur la région, d'une manière d'ailleurs assez superficielle et souvent vacillante.
Sous Bizance, Hippone redevint le siège d'un évêché et rien ne marqua l'histoire locale jusqu'au VIIème siècle, jusqu'à ce qu'une invasion par les armées du calife Othman, venues d'Arabie, ne fasse disparaître la civilisation antique dans tout le pays.

LES ARABES

Ce fut d'abord de petites troupes qui commencèrent leurs incursions dans le Maghreb en 647. Les Berbères, alliés aux Byzantins, leur opposèrent une vive résistance, et leur infligèrent de sévères défaites.
En 697, les Arabes avaient pu s'emparer de Carthage et des autres villes byzantines, à l'exception d'Hippone qui servit aux Berbères de dernier refuge.
En 701, après cinquante années de luttes farouches, les Berbères seront vaincus. L'Islam s'étendra sur toute l'Afrique du Nord, l'Espagne et le Sud-Est de la France.
Plus tard, une autre vague d'invasion déferla sur l'Est du pays. Fort différente des armées du calife, elle était composée de tribus arabes venues du Hedjaz, bédouins pillards dévastant tout sur leur passage.
A la fin du Xème siècle, Hippone était passée sous la domination musulmane. Les quelques chrétiens qui y restaient composaient la garde personnelle du gouverneur. Au XIème siècle, les Musulmans créèrent à deux lieues de là, de l'autre côté de la Seybouse, Bona-El-Hadida, la nouvelle ville, avec des matériaux provenant en grande partie des ruines de l'ancienne cité. Le site, sur le versant sud d'une colline qui la masquait de la haute mer, était plus propice aux activités de piraterie que pratiquaient les nouveaux occupants. L'antique Hippone, désertée, commença à disparaître lentement aux regards des hommes, sous les alluvions de la Seybouse et de la Boudjimah.

Bouna remplace Hippone...
Sa situation privilégiée sur le littoral en fait une base navale importante où sont construits et viennent relâcher les navires armés pour la course en haute mer, qui va permettre aux Arabes d'acquérir le contrôle de toute la Méditerranée, et de faire régner l'insécurité sur les rivages chrétiens les plus éloignés.
Divers sultanats se partagent le Maghreb. L'autorité locale, exercée par un gouverneur, subira les néfastes effets de l'instabilité du pouvoir régional, qui passera trop fréquemment, au cours des siècles, d'un sultanat à l'autre. Les gouverneurs qui se succéderont seront à la solde de sultans souvent issus de dynasties rivales. Ils auront en outre à faire face aux insurrections berbères toujours latentes, ainsi qu'aux incursions venues des autres rives de la Méditerranée, les Pisans en 1034, et plus tard les troupes du roi normand Roger II, venues de Sicile et établis à Bône jusqu'en 1156.
C'est en 1048 que la ville fut, pour la première fois, entourée d'un mur de pierres.
Une population chrétienne indigène y subsistait, d'ailleurs assez nombreuse. En 1076, le Pape leur désigna un évêque. A partir de 1155, négociants ou pêcheurs chrétiens venus de Marseille, de Gênes ou d'ailleurs obtinrent du Sultan des avantages commerciaux et purent traverser les bouleversements politiques grâce à leur regroupement dans des "fondouks", sortes d'enceintes reconnues inviolables par les autorités, et placées sous les ordres d'un consul. Chacun pouvait y exercer ses activités commerciales ou autres. Chaque nation avait son fondouk, véritable petite ville, dans la ville même ou à l'extérieur, avec ses habitations, ses magasins, sa police, son lieu de culte et son cimetière. La France ne semble pas avoir eu d'installation permanente à Bône avant le début du XVème siècle.

LES TURCS

Au début du XVIème siècle, les Espagnols, qui avaient reconquis aux Arabes la péninsule ibérique, entreprirent de les poursuivre et s'installèrent dans plusieurs ports maghrébins, dont Bône. Pour s'en débarrasser, les Arabes appelèrent à leur aide deux corsaires turcs, les frères Barberousse, qui eurent tôt fait d'accaparer le pouvoir à leur seul profit, se réclamant toutefois de la Porte Ottomane. Le plus célèbre des deux prit le titre de Pacha et étendit son autorité sur toute l'Algérie, s'emparant même de Tunis en 1534.
Bône s'était livrée cette année-là à Barberousse. Elle lui avait servi de base pour son expédition vers Tunis. Charles-Quint, voulant arrêter le corsaire sur le chemin du retour, avait envoyé une importante flotte sous les ordres d'Andréa Doria pour investir la ville, mais Barberousse avait déjà fait voile sur Alger lorsque l'amiral génois et ses Espagnols arrivèrent à Bône, en août 1535. Ils débarquèrent sur la plage du Lever de l'Aurore, comme devaient le faire trois siècles plus tard les Français de "la Béarnaise", et trouvèrent une ville désertée par ses habitants: ils avaient tué leur gouverneur tunisien à l'arrivée de Barberousse, et, craignant des représailles, ils s'étaient réfugiés dans les montagnes alentour et à l'intérieur du pays.
Les Espagnols, après un pillage en règle, se retirèrent, laissant une garnison dans la citadelle avec mission d'interdire aux turcs toute réinstallation dans la ville. Elle s'y maintint jusqu'en 1540.
Dès le XVIIème siècle, la suzeraineté de la Porte fut extrêmement relâchée. La régence était en fait devenue indépendante. Elle était confiée à un Dey résidant à Alger, qui nommait un Bey à la tête de chacune des trois régions partageant le pays. Bône était placée sous l'autorité du Bey de Constantine.
Ainsi une minorité de Turcs, pratiquement libérés de la tutelle ottomane, jouant des dissensions et des rivalités entre les notables indigènes, et s'appuyant sur des formations de soldats-colons (smala) installées dans le pays, maintint son autorité pendant trois siècles, jusqu'à l'arrivée des Français.
Pendant cette période, la course en mer prit l'aspect d'une guerre permanente contre les chrétiens qui répliquaient par des attaques le long des côtes barbaresques. La vente des prises et le commerce des esclaves devinrent les activités les plus florissantes. Car les richesses naturelles du pays étaient peu exploitées, entraînant pour les populations de l'intérieur des périodes de disettes qui contribuèrent au discrédit du régime turc et suscitèrent des soulèvements berbères.
Dès 1520, des français avaient acheté le privilège de l'exploitation du corail dans les environs de La Calle, à quelques dizaines de kilomètres à l'Est de Bône. Leurs installations furent plusieurs fois détruites par les Turcs, ce qui incita le Grand-Duc Ferdinand de Toscane à envoyer sur Bône, en 1607, une expédition punitive d'ailleurs composée en grande partie de français. La ville fut prise en septembre et les vaisseaux repartirent chargés de butin.
Le 1er janvier 1694, un groupement de négociants marseillais, la Compagnie d'Afrique, signa avec le "Diwan" un traité qui donnait à la Compagnie, dont une agence résidait à Bône, le privilège de la pêche du corail et le monopole du commerce avec la France. Les activités de cet établissement ne cessèrent qu'en 1794, à sa dissolution par le Comité de Salut Public, qui le remplaça par un organisme d'Etat, l'Agence d'Afrique, dissoute à son tour le 6 mai 1802. Après 1815, les Français furent de nouveau autorisés à reprendre leurs activités commerciales à Bône et à La Calle, sans retrouver toutefois leurs privilèges antérieurs, soumis au contraire aux exigences de plus en plus grandes du dey, jusqu'au "coup d'éventail".
Pendant cette dernière période avant l'arrivée des français, les habitants de la ville eurent à lutter contre une épidémie de peste, apparue dès 1783 et qui, disparaissant parfois pour reprendre quelque temps plus tard avec autant de violence, ne cessa véritablement qu'en 1829.

LES FRANCAIS

Dès qu'Alger fut prise, le 5 Juillet 1830, l'importance stratégique de la rade de Bône retint l'attention du Commandement français et, moins d'un mois plus tard, le général Damrémont occupait la Ville. La population citadine accueillit l'expédition avec soulagement, l'approvisionnant même en vivres frais, car elle avait, dans les dernières décades, particulièrement souffert de la domination turque. Pressurés par le Bey de Constantine, les habitants désertaient la ville, qui n'en comptait plus que 1.500, alors qu'ils étaient 10.000 en 1810.
Mais cette première occupation ne put s'étendre aux campagnes environnantes dont les chefs de tribus restaient fidèles au Bey de Constantine. Elle ne dura d'ailleurs que quelques semaines: La Révolution de Juillet bouleversait le climat politique de la France, et le Commandement militaire ordonna le regroupement des troupes sur Alger, en vue d'une éventuelle intervention en Métropole.
Lorsqu'un an plus tard, elles revinrent à Bône, la ville était assiégée par les troupes du Bey et ne tenait depuis plus de six mois que grâce à l'aide des montagnards de l'Edough, qui les approvisionnaient par la côte, et des soldats turcs dissidents qui occupaient la Casbah. L'accueil fut moins chaleureux, les notables se révélant plus désireux d'une aide matérielle que d'une remise des pouvoirs aux français. Les émissaires du Bey purent fomenter une révolte, et l'expédition, après quelques sanglants épisodes, dut rembarquer pour Alger au bout de deux semaines.
Les troupes du Bey reprirent leur siège, saccageant les jardins et les vergers qui s'étendaient entre la ville et le massif de l'Edough. Les débordements des oueds, causés par le manque d'entretien de la rade, eurent tôt fait de transformer en cloaque cette richesse naturelle au pied de l'agglomération.
C'est alors que Yusuf, jeune Livournais, qui, dans son enfance, avait été capturé par les barbaresques et qui avait connu un esclavage plutôt doré dans les palais du Bey de Tunis, avant de devenir capitaine de l'armée française, usa de son audace et de ses connaissances linguistiques pour étudier les chances d'une troisième tentative. Au cours d'une mission qu'il effectua dans la ville en février 1832, il constata que les notables, craignant de tomber aux mains des assiégeants, souhaitaient l'intervention de la France. Le moment fut jugé favorable et une goélette, "La Béarnaise", remorquant une felouque chargée de vivres, vint mouiller, le 28 février au soir, dans la baie des Caroubiers.
Les pourparlers commencèrent avec Ibrahim-Bey, ancien Bey dissident qui tenait la Casbah, tandis que Ben-Aïssa, lieutenant du Bey de Constantine qui commandait les assiégeants, brusquait les choses en investissant la ville, dans la nuit du 4 au 5 mars.
Le capitaine d'Armandy, qui dirigeait l'opération française, poursuivit les négociations, non seulement avec Ibrahim-Bey mais aussi avec Ben Aïssa, sans obtenir de résultat. Le 27 mars, il se résolut à une intervention armée. Avec une trentaine d'hommes, il débarqua sur la plage du Lever de l'Aurore, au pied de la citadelle, gravit la colline et, grâce à une ruse de Yusuf qui l'avait précédé, pénétra dans l'enceinte. Yusuf, s'adressant aux turcs dans leur langue, obtint la reddition de la garnison sans coup férir et le pavillon français fut hissé au bastion près de la porte. Ibrahim avait été mis aux fers par ses hommes, et Ben-Aïssa, comprenant sa défaite, leva le siège et se replia vers Constantine, non sans avoir incendié une partie de la ville et razzié les troupeaux dans la plaine.
Lorsque le Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, rendit compte de la prise de Bône devant les Députés, il qualifia l'événement de "plus beau fait d'armes du siècle". Il n'était pourtant pas bônois, ni même provençal, pour qu'on puisse le soupçonner d'un penchant naturel à l'exagération.
En pénétrant dans l'agglomération, les Français avaient trouvé ses 1.500 habitants dans des conditions de misère et d'insalubrité épouvantables. Les premiers soucis des autorités furent d'assainir la ville et de reconstituer les plantations détruites par Ben Aïssa. Le 1er novembre 1833, le Génie soumit au gouverneur un plan de rénovation. La conduite d'eau construite par les Turcs avait été remise en état dès 1832. La voirie fut refaite, on créa un hôpital, un marché, des lieux de culte.
Bône retrouva le goût de vivre.
En 1841, une fois terminée la conquête de l'arrière-pays, la ville prit réellement son essor et commença à s'étendre au-delà de l'enceinte primitive.
Accru par le flot des français venus s'installer et y exercer leurs métiers, le nombre d'habitants avait entamé sa courbe ascendante. Il était de 18.000, dont 13.000 européens, dès 1873. La population devait s'accroître encore de 10.000 âmes en dix ans. On note ensuite les chiffres de 32.000 en 1902, 40.188 en 1911, 41.777 en 1921, 65.653 en 1931, 86.000 en 1936, 130.000 en 1956...
Le 31 Janvier 1848, Bône fut érigée en Commune.
Datant de 1048 et rénovés par les Espagnols en 1535, les anciens remparts étaient en ruines à l'arrivée des français. De 1853 à 1861, le Génie entreprend l'édification d'une nouvelle enceinte, élargissant considérablement le périmètre fortifié, mais l'ancienne est conservée. Elle ne sera démolie qu'en 1868. La protection de la ville fut encore élargie entre 1875 et 1878, et entre 1907 et 1910.
En 1875, le cours de la Boudjimah avait été dévié vers la Seybouse, et les deux fleuves ne se déversaient plus en mer que par un seul estuaire, permettant ainsi le désensablement de la darse. En 1886, furent entrepris les travaux d'agrandissement du port. L'œuvre fut colossale. La colline des Santons, qui barrait toute extension vers le Nord, fut rasée et les déblais furent acheminés, par une tranchée ouverte entre la ville et la casbah, vers l'avant-port, qui couvrait 71 hectares et que l'on remblaya aux deux tiers. On gagna ainsi sur la mer une superbe esplanade qui se couvrit, au fil des années, de hangars et d'entreprises commerciales. On inaugura la grande darse le 24 Avril 1912.
Et la ville continua à s'étendre, inlassablement, du sud au nord, des collines à la mer. Elle traversa les guerres comme tant de villes de France, meurtrie chaque fois dans sa chair, mais aussi dans ses oeuvres vives en 1939-1945, où le courage de sa population lui valut l'honneur d'épingler la croix de guerre à ses armes. Le 30 Juillet 1955, un vieux rêve bônois se réalisait enfin. Bône devenait préfecture.

LES BÔNOIS

La prise de Bône fut, paraît-il, l'occasion d'inaugurer une façon de s'exprimer, déformation de la langue française pour les puristes, véritable langue en gestation pour des linguistes plus indulgents, le parler bônois. On dit en effet que Yusuf, qui causait mieux l'italien, l'arabe ou le turc que le français, manifesta sa joie de monter à l'assaut de la forteresse en s'écriant: "Nous allons se battre ensemble !". Mais ce n'était encore que du mauvais français.
Les Bônois, ce furent d'abord ceux qui, sans distinction d'origine, de race, de religion, s'étaient joints aux 1.500 rescapés de 1832, avaient travaillé ensemble pour sortir la ville de ses cendres, de son bourbier, l'avaient repeuplée, l'avaient fait renaître.
Les Bônois, ce furent ensuite ceux qui étaient venus à Bône par hasard, de partout, et qui, quel que fut leur motivation initiale, avaient fini par y accrocher leur âme.
Lorsque, dans les années 1890, Louis, le fils de Michel, avait quitté l'école et travaillé comme "saute-ruisseau" pour un assureur, il avait appris à les connaître et les aimer, les Bônois de cette époque. Au hasard de ses courses, il avait saisi tout le pittoresque de cette animation si particulière, simple discussion s'éternisant au bord d'un trottoir, scène de quartier autour d'un personnage haut en couleurs. Il admirait la surprenante spontanéité avec laquelle les protagonistes trouvaient, dans cette langue si colorée, les métaphores les plus inattendues pour exprimer leur sentiment sur les personnes et les choses.
Les liens qui l'attachèrent à sa ville furent ceux des hommes de sa génération, sans doute encore plus profonds que chez les plus jeunes. Car son adolescence avait coïncidé avec celle de ce peuple, avec celle de la ville elle-même, qui avait stagné pendant des siècles et qui soudain déplaçait ses remparts, les crevait encore, à peine reconstruits, comme un gamin craque des vêtements à peine mis, pour s'étendre le long de nouvelles avenues, s'ouvrir sur de nouveaux quartiers.
Dans cette ville où, en raison de sa situation exceptionnelle sur les rivages d'Afrique, tous les peuples méditerranéens se retrouvaient et mêlaient leurs différences sous une bannière commune, il avait senti que quelque chose d'unique se créait sous ses yeux, une race d'hommes, un type particulier d'individus reconnaissable aussi sûrement qu'étaient reconnaissables d'autres types d'hommes, venus d'autres villes plus grandes et plus célèbres.
Les Bônois, c'étaient ces hommes, ces femmes qu'il avait découvert ainsi, plus soucieux d'employer, pour convaincre, le mot qui frappe que la grammaire, vivant dehors plus que chez eux, parce que dehors ils étaient aussi chez eux et qu'ils étaient profondément convaincus que leur ville était la plus belle ville du monde, après Paris, bien sûr - encore que... !
Les Bônois, ce sont ceux qui sont nés à Bône et y sont restés pour y faire leur vie, négligeant parfois de plus hautes ambitions, avec cet amour du terroir, cette fierté d'être de quelque part si valorisante pour l'homme, avec, en plus, le réel sentiment que leur fierté était pleinement justifiée, tant leur ville était belle et s'embellissait chaque jour.
Les Bônois, ce sont aussi tous ceux qui ont dû en partir, alors qu'ils avaient trouvé là leur port d'attache, comme un marin découvre enfin l'escale de ses rêves et qu'il lui faut un jour s'en arracher.
Dieu! Qu'elle devait être généreuse, ma ville, pour avoir tant donné à ceux qui l'ont aimée!

Aujourd'hui, Louis est là, sur ce bateau qui s'éloigne, droit sur sa canne appuyée un peu en arrière.
Au premier plan, il voit le Palais Consulaire, abritant les bureaux de son dernier emploi, comme si la ville avait voulu respecter la tradition de confier au plus jeune le bouquet d'adieu à celui qui part. Et tout autour, ces autres bâtiments qui lui rappellent ses débuts de comptable: le Palais Calvin, la Transatlantique. Là encore, tout près, rue Prosper Dubourg, la maison où est né son fils. Et béant, face au quai, alignant bien droit sa perspective jusqu'à la Cathédrale, le Cours Bertagna, le cœur de la ville, avec ses promenades ombragées, ses arcades, et de chaque côté, tous ces beaux immeubles qu'il a vus édifier l'un après l'autre.
Ce que la ville ne peut déjà plus lui montrer, il le devine encore: le magasin de son père, rue du 4 Septembre, caché derrière ce pâté de maisons, l'aqueduc au sommet de la colline disparue, qu'enfant il dévalait en courses folles, le vieux cinéma de la Place d'Armes où il avait rencontré la compagne de sa vie, dont la tombe a été fleurie la veille d'un dernier bouquet, et là-bas, tout au loin, la petite villa où il aurait tant voulu finir ses jours.
Jusqu'à ce que la ville ne fût plus qu'une ligne blanche dévorée lentement par la masse sombre du Cap de Garde, il restera ainsi, immobile et muet. Et je pressens, je ressens comme profondément mien, le déchirement, maîtrisé avec une telle dignité, de cet amoureux de 82 ans, regardant disparaître ces maisons, ces rues, ces collines, ce cimetière, tout ce qui avait été depuis toujours sa ville, son pays.


La séparation est définitive, la ville est défigurée, son nom même a disparu. Mais il reste encore des Bônois pour parler de leur amour à ceux qui, aujourd'hui, sans en avoir connu l'objet, en mesurent toute la force, cherchent à le comprendre et désirent, peut-être, le partager.



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