La route de Constantine et la côte Est
Par Henri LUNARDELLI
Publications du Centenaire de l'Algérie ( 7 tomes):
Georges Rozet, 1929. - p. 41-48


Après avoir visité Constantine, l'auteur a découvert les sources sulfureuses d'Hammam Meskoutine, puis remonte vers la côte par Guelma.
Admirons surtout [les]environs [de Guelma], si aimables après la sévérité des plateaux à céréales, ses terres noires, ses jardins luxuriants, ses prairies luisantes et ses bœufs minuscules, arrière-cousins de celui que Milon de Crotone portait sur ses épaules et qui semblent faits pour illustrer de toutes menues bucoliques.
Les 65 derniers kilomètres avant la mer, par Penthièvre et le médiocre ressaut de 570 mètres du col de Fedjouji, entaillé en 1857 par les sapeurs du 60e de ligne, d'où la vue est immense et belle.
De longs bourgs aux maisons basses, Guelaat-bou-Sba, Nechmaya ; Penthièvre, droit comme un I, dont la municipalité a eu l'idée amusante, pour protéger les jeunes arbres de la route, de les enclore dans de vieux bidons - cylindres d'essence.
A partir de Duzerville, face à l'Edough qui est l'écran montagneux du port de Bône, nous sommes dans la vaste plaine de la Seybouse, le fleuve le plus régulier de l'Algérie. Larges cultures, sillons à perte de vue, creusés par les tracteurs agricoles, champs de tabac, coton cultivé dans un sol simplement humide. Le grand couloir de terrains phosphatés et céréalifères que nous avons suivi depuis Constantine, le " grenier de l'Algérie ", aboutit ici à une plantureuse variété de cultures: 100.000 hectares d'alluvions, qui sont la Mitidja de l'Est.

Il aboutit aussi à l'une des villes les plus avenantes et à l'un des ports les plus actifs de la colonie, Bône, symétrique oriental de l'occidental Oran ; abrité, comme presque tous les ports algériens, contre les vents d'ouest par un contrefort qui, cette fois, est une véritable montagne. C'est le massif de l'Edough, "dernier témoin à l'est, dit M. Demontès, de l'ancien continent de la Tyrrhénide " et dont l'altitude dépasse 1.000 mètres. Bône possède un Chamonix à trois lieues de sa plage balnéaire . . .

Gagnons la ville, sans insister cette fois sur les ruines romaines, les mosaïques et les sarcophages d'Hippone, mais sans négliger la moderne basilique Saint-Augustin où renaît la silhouette à tours et à coupole de celle de Carthage et surtout, à l'intérieur, le luxe byzantin des marbres précieux, des onyx et des granits roses.
Dans Bône même, peu de couleur arabe, sinon le joli marabout de Sidi-Brahim, terreur des parjures, qui nous accueille à l'entrée et à l'autre bout, au sommet de la colline des Santons, une Casbah et un quartier indigène d'allure assez banale; celui-ci remarquable seulement par des oppositions de tons crus ~ murs jaunes s'ouvrant sur des intérieurs bleus, femmes voilées sur couleurs vives de cagoules noires - et par la vue qu'il offre sur la mer, tout en haut, par-dessus les vieux remparts turcs.

Le vrai charme de Bône est d'être jeune, allègre, moderne. Son Cours Bertagna, très ample, qui descend perpendiculairement sur la Darse, a été comparé non sans raison a la Cannebière de Marseille, sur laquelle il a cependant l'avantage de ses élégantes allées de ficus. Plus exactement, si l'on observe qu'il contient tous les monuments officiels de la ville et que le souvenir de Jérôme Bertagna, gloire locale, y contrebalance la statue de Thiers, on peut y voir - surtout aux heures d'affluence ou aux jours de fête - la suprême évocation d'un forum de municipe romain, multicolore, joyeux et trépidant. Et ce n'est là qu'une des faces de la vie bônoise. L'autre, la face maritime, séparée en partie de la ville par la colline qui porte la Casbah, est splendidement ouverte sur un golfe moins arrondi, mais presque aussi vaste que celui de Bougie. Comme à Bougie, c'est d'une route en corniche que le touriste assiste à l'activité de ce port, sans cesse agrandi, où affluent les minerais voisins, les phosphates de Tébessa, et qu'une ligne électrifiée relie au prodigieux gisement de fer hématite que recèle le Djebel-Ouenza, près de la frontière tunisienne.
Après quoi, ce balcon escarpé descend avec mollesse vers la plage balnéaire de Saint-Cloud - où survit curieusement le vieux nom parisien de la Grenouillère - et ses annexes: amusantes petites cités lacustres, maisons de poupées sur pilotis, allongeant leur file bariolée entre une bordure de pins et le sable rose de la grève.

Voulez-vous jouir mieux encore de la vue du golfe ? Montez jusqu'à Bugeaud, presque au sommet de l'Edough, où Bône a résolu le problème de la villégiature estivale pour tous. D'abord, une route excellente bien qu'audacieuse: c'est plaisir de faire en voiture cette montée aux larges lacets, aux virages aigus, mais relevés et pavés. Peu d'ascensions routières sont à la fois aussi roides et aussi confortables. Au-dessus des oliveraies en quinconce, notre voiture s'élève, dirait-on, comme un avion qui prend de la hauteur.
Et voici que se révèle peu à peu à nos pieds la basilique d'Hippone sur son mamelon, la ville blanche, le large et glauque estuaire de la Seybouse, un long canal, semblable à une barre d'argent, et l'opulence agricole de la plaine.
Puis, à mi-chemin, au moment ou notre corniche s'arrondit du côté du golfe, c'est le tableau délicat d'un petit cimetière indigène aux stèles blanches et bleues, éparpillées sous un arbre couché par le vent . . .

Soudain, l'entrée dans la forêt de l'Edough, sous la fraîcheur des chênes-lièges démasclés, aux troncs ferrugineux. Une clairière parmi ces sous-bois tapissés de fougères: c'est le village de Bugeaud, d'une jolie simplicité forestière, aux maisonnettes propres mais sans faste et que ne menacent encore ni palaces ni casino; bourgeoisement entourées de pommiers, de cerisiers, de pruniers, qui évoquent la France: calme et intime réservoir de verdure et de santé pour une ville ou l'hiver est exquis, mais l'été d'une chaleur humide et lourde.

Ne craignez pas de vous y attarder jusqu'à la nuit tombante: je vous promets une descente inoubliable. Le golfe, si délicatement brossé d'azur et d'émeraude durant le jour, s'estompe souvent, le soir venu, d'une brume légère qui confond tout, la mer et ses feux côtiers, la ville, ses boulevards et ses maisons éclairés, sa plaine et ses cultures, et qui, élargissant d'autant la rade, transforme le tout en je ne sais quelle immensité de rêve, mollement ouatée, aux lueurs vagues, mobiles, fugitives. Mieux encore qu'à la montée, on a l'impression de survoler le panorama et, cette fois, de descendre en planant sur une mer phosphorescente.