rue de l'arsenal, rue du capitaine genova

     Il y a bien trente ans que l'ancienne rue de l'Arsenal a changé officiellement de nom pour devenir la rue du Capitaine Génova.
     Cependant, le vieux nom persiste et l'on peut entendre parfois encore, prononcer l'ancienne appellation par de vieux habitants qui ne se doutent pas que, ce faisant, ils commettent une " contravention aux règlements légalement faits par l'Autorité administrative ", tombant sous le coup de l'Article 471, paragraphe 15, de notre Code Pénal.
     Cette rue de l'Arsenal avait été contemporaine du début de l'occupation française. On la voit en effet, très nettement tracée, avec son nom très lisiblement écrit, sur un plan de la Ville, dressé le 15 septembre 1833, portant la signature du Maréchal de Camp d'Uzer, qui fut comme on le sait, le premier Commandant de la Subdivision de Bône.
     Le nom qu'elle porte aujourd'hui est certainement plus glorieux, et l'hommage qu'il représente était incontestablement dû.
     Mais l'ancien appartenait à la fibre de notre Ville.
     Pendant tout près d'un siècle, il avait servi à désigner cette artère, proche du port et de l'Hôtel de la Subdivision.
     On ne se défait pas facilement de ces souvenirs qui ont imprégné notre enfance, surtout, lorsque la rue à laquelle un nom nouveau est donné, est toujours à la même place, et que le décor en est demeuré presque le même.
     Car la rue n'a pas changé d'aspect.
     Le Palais Consulaire a pris la place de l'ancien Arsenal à qui la rue devait son nom, et la Maison de l'Agriculture a remplacé de vieilles bâtisses qui étaient, dans leur temps, d'allure sympathique, quoique vétustes.
     Elles étaient occupées, en effet, dans leur rez-de-chaussée, par de petits estaminets, très accueillants, fréquentés surtout par des pêcheurs et des amateurs de fruits de mer et de coquillages.
     Le café " Saint-Pierre " qui était au coin de la rue de l'Arsenal, celui du " Réveil-Matin " qui méritait si bien son nom, car il était toujours ouvert avant le jour, et un ou deux autres, offraient, leurs tables aux dégustateurs friands d'huîtres, de moules, de praires, de palourdes, de clovisses, ou de violets, qu'on allait acheter dans la poissonnerie, de l'autre côté de la rue.
     On les arrosait copieusement d'un excellent vin blanc à quatre ou cinq sous le litre, et l'on ajoutait à cela un pain frais, croustillant, fleurant bon le lentisque résineux, la bruyère aromatique et le myrte, cher à Vénus, dont la racine grecque veut dire : parfum.
     On allait le chercher, ce pain, à la boulangerie d'en face, qui, si elle est toujours là, ne brûle plus, pour chauffer son four, les arbrisseaux de nos campagnes qui faisaient le pain si bon et lui donnaient si bonne odeur.
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     Sur le côté droit de la rue Capitaine Génova, il y a la même manutention et le même magasin aux subsistances militaires qu'il y avait dans la rue de l'Arsenal.
     Il semble qu'il eût été logique, voire indispensable, de faire disparaître ces tristes et hideux bâtiments militaires de cette artère, située autrefois à la limite de l'enceinte fortifiée, devenue centrale par suite de l'importance accrue de la Ville, et surtout des modifications apportées à l'agencement de nos quais.
     Cette rue autrefois, était silencieuse et très peu passante, car nos quais n'allaient guère plus loin que la Porte de la Marine à laquelle elle aboutissait, Elle ne servait guère à vrai dire, qu'aux militaires qui se rendaient à la Subdivision, au Bureau de la Place, de l'Intendance ou du Génie militaire, qui étaient groupés sur la place du Général Faidherbe et à certains civils qui pouvaient avoir besoin de recourir aux Administrations des Domaines, de l'Enregistrement ou du Timbre, qui furent pendant près de quatre-vingts ans voisins de l'immeuble de la Marine nationale.
     Aujourd'hui, tout est changé, les Bureaux militaires et ceux de ]'Enregistrement, des Domaines et du Timbre ont abandonné leurs anciens locaux. Mais nos quais ont grandi presque démesurément. Ils se poursuivent sur plus de un kilomètre de ce côté-là, et ils sont occupés, dans leur intégralité, ainsi que les terre-pleins gagnés sur la mer qui les Joignent, par des quantités d'Agences, d'Entreprises, d'industries, qui ont forcé le mouvement à s'étendre en s'intensifiant chaque Jour davantage.
     La rue du Capitaine Génova est devenue le plus court chemin pour aller au nouveau port, et par suite, elle est devenue très passante et très mouvementée.
     C'est en cela seulement qu'elle est différente de la monotone rue de l'Arsenal d'autrefois.
     Les vieux murs militaires ont toujours les mêmes lézardes et le même aspect rébarbatif. Ils sont archaïques, anachroniques e! ne s'accordent plus avec la foule qui défile quotidiennement devant eux, en auto, en moto, en scooter, ou seulement à bicyclette ou à pied.
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     Cette rue de l'Arsenal avait un immeuble, à l'angle de la rue Fréart, qui était centenaire lorsqu'il fut démoli par les bombardements de 1942. Il appartenait autrefois, à une Dame Fatma Laïla Beya, fille de Salah, Bey de Constantine. Cet immeuble fut vendu aux enchères publiques sur saisie-immobilière, " en l'audience des ventes sur " saisie-immobilière du Tribunal de 1"' instance, séant, à " Bône, le mardi 24 mars 1846 ".

" Le rez-de-chaussée, disait l'annonce de la vente " judiciaire, publiée par le journal " La Seybouse " du " 24 février précédent, est en partie occupé par le café maltais des " Quatre-Colonnes ".
J'ai pu voir moi-même ce café des Quatre-Colonnes au temps de ma jeunesse, et j'ai souvent entendu parler de la " Maison du Café des Quatre-Colonnes " lorsqu'elle appartenait à M. Guinebertière, il n'y a pas bien longtemps encore.

     Mais il m'a été donné de voir que cette maison portait, aussi un autre nom, dans la commune renommée locale, nom bien plus allégorique et significatif, si l'on songe que l'immeuble était tout près de la Marine, et qu'il avait trois étages, ce qui devait être énorme, à l'époque.
     Dans un avis, paru dans le même Journal du 24 octobre 1847, il était en effet porté à la connaissance du public, que le 3 juin 1847, Madame Zara Zaffrania, épouse de Boccara Moïse, avait vendu à M. Lacombe " une grande maison, située à Bône, à l'angle des rues Fréart et de l'Arsenal, portant le nom de " Vaisseau de Bône ", moyennant le prix de cent mille francs ".
     Cent mille francs... C'était un joli denier en ce vieux siècle. Cela prouve tout simplement que le " Vaisseau de Bône " devait être un immeuble imposant par sa masse et important par son emplacement, car Pierre-Auguste Lacombe, qui fut le premier Maire de Bône, et qui le fut pendant dix-neuf années, était certainement étant lui-même propriétaire foncier important, un homme qui s'y connaissait en valeur immobilière.

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     Les maisons de Bône furent souvent ainsi désignées par des locutions plus ou moins allégoriques. Il y eut, par exemple, la " Maison des deux Tigres " ? celle des " Deux Lions " et celle du " Chien et du Chat " dont l'histoire est assez amusante.
     Deux frères, Maltais d'origine, qui possédaient un terrain à l'extrémité de la rue Thiers, décidèrent un jour, de faire construire sur ce terrain un bel immeuble, face à la mer.
     Au moment de terminer la construction, cédant à une mode ou plutôt à une manie, dont s'était inspiré le goût de maint propriétaire immobilier, ils demandèrent à leur architecte de couronner le nouvel édifice par une figure allégorique, espèce de totem...
     L'architecte, facétieux, qui les connaissait bien et qui avait pu, au cours de son entreprise, se rendre compte du profond désaccord qui divisait continuellement les deux frères, prit sur lui de placer, au sommet du petit pan coupé, faisant face à la mer, un chien et un chat se regardant bien en face, l'un la gueule ouverte, et l'attitude menaçante, l'autre, le dos bombé, le poil hérissé, la queue en bataille et la patte en l'air prête à griffer. Les deux frères qui vivaient, en effet, comme chien et chat avaient bien leur " totem ".
     Bien qu'il n'y ait plus de chien, ni de chat à son sommet I'acte d'acquisition du dernier propriétaire n'en porte pas moins, pour individualiser l'immeuble, " Maison du Chien et du Chat ", tout comme le " Vaisseau de Bône " avait servi dans l'acte de vente, passé par devant Maître Garrigou, notaire, le 30 Juin 1847, à désigner la maison à trois étages, sise à l'angle des rues Fréart et de l'Arsenal.

     Dans cette rue de l'Arsenal, il n'y eut, jamais rien d'autre, pour la caractériser, qu'un Arsenal démodé avec, dans sa cour, de vieux boulets ronds peints en noir, réformés et inutilisables, mais soigneusement arrangés en petites pyramides pour symboliser sans doute la destination du lieu.
     Il y avait, aussi, cette manutention que l'on peut voir encore, et qui suffit à elle seule, pour donner une idée de l'aspect sordide de cette vieille rue de Bône, du moins pour son côté Sud.
     L'autre côté, qui allait du café Saint-Pierre, remplacé par l'Hôtel de la Poste, devenu, à son tour, Maison de l'Agriculture, jusqu'au " Vaisseau de Bône " aujourd'hui complètement transformé et reconstruit presque entièrement, il n'y eut rien de bien marquant dans l'histoire de la Cité.
     Cependant, il paraît utile de noter que dans un immeuble, situé au coin de la rue Saint-Louis, et de la rue de l'Arsenal, côté Ouest, il y eut, il y a fort longtemps, l'imprimerie et la direction d'un journal de combat " Le Petit Bônois ", qui devait devenir plus tard, ayant grandi sans doute, le " Bônois ".
     " Le Bônois " vint s'installer, alors dans le passage Bronde où il devait expirer doucement après avoir été, cependant, très secoué par le plus poignant des drames passionnels que l'histoire de Bône ait jamais connu.
     Et, coïncidence assez curieuse, un peu plus tard, à l'autre angle de la même rue Saint-Louis, juste en face, vint s'installer, pour un temps, le " Réveil Bônois ", autre journal de combat, du même genre que " Le Petit Bônois ".
     Mais entre l'immeuble où était venu se loger le " Réveil Bônois ", et celui qui se nommait le " Vaisseau de Bône ", il y eut la Brasserie Kessler qui fabriquait de la bière avec les produits du pays et la débitait à quelques sous la canette, dans une grande salle constituée par un grand hangar placé entre sa fabrique et la rue.
     Chaque Ville algérienne, à cette époque, avait ses fabricants de bière, tous Alsaciens d'origine, venus se fixer dans le pays après l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne.
     Bône en eut deux, en même temps, Kessler et Bapst Théophile, mais personne ne leur succéda dans cette industrie, car la bière d'importation ne tarda pas à s'imposer.
     La Brasserie Kessler était une grande salle, bien aérée, très haute et très fraîche en été Il y eut, un jouir, dans ce local, un timide essai de café-chantant qui amena bien vite, aux environs de 1896, la construction d'un Casino en bois avec loges et galeries au-dessus de l'ancienne salle de la brasserie.
     Peut-être est-ce ce petit casino dans cette baraque en bois qui constitue le seul événement intéressant de la vieille rue de l'Arsenal, car il eut une réelle vogue en son temps.