PLACE XAVIER-MARTIN ET AUTRES
Place Rovigo - Place Maria Favre -
Rue Cesarine - Rue de Beaucaire
Rue de l'Artillerie ou Rue Moreau
Par Louis ARNAUD

     Les rues de Bône, dans la Vieille Ville, forment un vrai pêle-mêle de grandeur et de gloire.
     Les grands noms de la Conquête voisinent avec ceux des fils du Roi des Français et, parmi eux, les victoires des Armées de la 1ère République, Jemmapes, Castiglione,
     Les Pyramides, Héliopolis, brillent d'un éclat tout particulier, démontrant qu'il n'avait été question, chez nos anciens que de glorifier la France, la France éternelle, sans aucun souci du régime auquel elle pouvait être soumise.

     Pourquoi faut-il que dans une telle gerbe de gloire, il y ait des noms sans prestige qui détonnent et qui détruisent, l'harmonie d'un si bel assemblage ?
     Pourquoi cette ruelle qui va de la rue Saint-Augustin à la rue Caraman, s'appelle-t-elle rue Césarine?
     Elle fut créée et baptisée dans le même temps que sa voisine qui porte le nom d'un héros de la prise de Constantine, mort du choléra devant cette Ville et qui avait été officier d'ordonnance de Napoléon 1".
     A la lueur de documents et de journaux de l'époque, on peut, en effet, se rendre compte que cette petite rue s'appelait ainsi, dès avant l'année 1845, c'est-à-dire lors de la création de tous ces nouveaux quartiers dont la Place d'Armes devait être le centre.

     Ce prénom féminin, à l'allure romaine et impériale, qui a traversé plus d'un siècle de la vie bônoise, en s'étalant sur l'angle d'un mur à la vue de tous, reste une véritable énigme.
     Par qui fut-il porté, et pourquoi a-t-il été jugé digne de figurer au milieu d'une apothéose de héros et de passer ainsi, avec eux, à la postérité ?
     Etait-ce le prénom d'une Dame de la haute Société d'alors, égérie de quelque grand de la Ville, ayant participé aux soucis des premiers temps de l'occupation ?
     Etait-ce, plus simplement, celui de l'épouse ou de la fille d'un lotisseur de terrains qui avait décidé d'ouvrir cette rue pour donner plus de valeur et de commodité à son bien ?

     Il existe, dans la Ville, tout en haut, près de la rue d'Armandy, une rue Louise et Marie, (non pas Marie-Louise, de Napoléon 1er) puis, plus bas, à l'extrémité sud de la rue Louis-Philippe, une autre rue Joséphine qui ne peut pas non plus être rattachée au souvenir de l'Empereur.
     Ces rues ont été créées et baptisées sous le règne du Roi Louis-Phipippe, et cela seul, interdit, en effet, de faire un tel rapprochement.
     Etait-il de mode, en ce temps-là, de baptiser les rues avec des prénoms d'épouse ou de fille d'hommes en place ou de lotisseurs avisés ?
     Il semblerait bien que c'est à cette dernière supposition que l'on doive s'arrêter pour la rue Césarine.

     Car je sais qu'il y a dans le quartier de l'avenue de la Marne, une rue Gabrielle qui procéda de ce système.
     Les terrains entre la Boudjimah et la route de Guelma (actuellement avenue de la Marne) appartenaient à l'ancien Maire Lacombe, et c'est le nom de sa petite-fille Gabrielle qui fut donné à une voie ouverte pour la seule facilité d'un lotissement intéressé.
     Toutes ces petites anomalies, sans importance réelle, n'en constitue pas moins des énigmes pour ceux qui s'intéressent à l'évolution de la Ville.
     Chaque rue devrait avoir son état civil, son acte de naissance et son acte de baptême. Cela servirait grandement à connaître mieux l'histoire de la Ville, et à comprendre les divers états d'âme par lesquels elle a pu passer au cours de ses transformations.

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     Ainsi, la rue Césarine qui est venue se placer au milieu des gloires militaires que les premiers Bônois avaient entendu honorer, a des causes et des origines vraiment indéfinissables.
     Nul ne saura donc jamais quelle était cette femme au prénom particulièrement césarien qui avait mérité un pareil hommage.
     Peut-être, comme l'héroïne du fameux sonnet d'Arvers, cette Césarine s'est-elle demandé, elle aussi, " quelle était cette femme, et n'en n'a jamais rien su ".

     Mais où la fantaisie passe vraiment la mesure, c'est d'avoir mêlé le nom de Beaucaire à tous ces noms de Princes et de Généraux célèbres.
     Pourquoi y a-t-il à Bône, une rue Beaucaire, et pour quoi cette rue fait-elle partie de ce groupe où ne se retrouvent que des noms étoilés, glorieux et honorés ?
     Cette petite Ville, du Gard, sœur siamoise de Tarascon, n'a, sûrement, jamais mérité un tel honneur.
     Aucune affinité ne la liait à notre Ville qui n'a point de pont suspendu, ni de chasseurs de casquettes.
     Bône - La - Coquette ne pouvait avoir rien de commun avec la Ville, dont Stendhal a dit, dans ses " Mémoires d'un touriste " : " Beaucaire est une petite et fort laide ville, on dit qu'il n'y a rien de si triste au monde, hors le temps de la Foire ".
     Quel est l'édile facétieux, sans doute natif de Beaucaire, ou gourmand de brandade de morue, qui a proposé un tel parrainage à cette rue bien plus belle que ses voisines par sa largeur et son alignement ?

     C'est après 1868, après le report de l'enceinte fortifiée jusqu'aux portes de la Colonne et des Karézas,(Place Marchis et Place Maria Favre), que cette rue fut aménagée en même temps qu'était ouverte la rue qui devait s'appeler plus tard, rue Moreau, et qui avait primitivement été dénommée rue de l'Artillerie, appellation simpliste, pour le moins, car il n'eut jamais dans ces parages, la moindre artillerie.
     La rue de l'Artillerie pouvait bien avoir pour voisine la rue Beaucaire. C'était aussi saugrenu pour l'une que pour l'autre.
     Mais la rue de l'Artillerie est devenue la rue Moreau, tandis que la rue Beaucaire est demeurée la rue Beaucaire.

     C'est pour honorer la mémoire du Docteur Moreau, que ce nom a été donné à l'ancienne rue de l'Artillerie.
     Le Docteur Moreau, dont la famille subsiste encore dans notre Ville, fut l'un des premiers artisans de la prospérité bônoise.
     Président de la Société d'Agriculture de Bône, dès 1840, il avait été le protagoniste de la culture de la vigne et du tabac dans la région ; il fut donc un précurseur.
     Il avait aussi encouragé, avec une certaine ténacité, l'élevage des vers à soie et préconisé, par conséquent, la plantation de mûriers.
     Nul ne pouvait mériter plus que lui ce tribut de reconnaissance, car nul ne s'était dévoué plus que lui à l'œuvre française dans ce pays.
     La rue Moreau fait davantage ressortir le caractère fantaisiste et déplacé, d'une rue Beaucaire à ses côtés.
     Ne serait-il pas temps de trouver un autre nom à cette rue ? Un nom plus digne et plus représentatif de l'âme et du caractère bônois ?

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     Si la rue Césarine est une énigme, et la rue Beaucaire un non-sens déraisonnable, il n'en pas de même pour la place Xavier Martin qui est située dans ce vieux quartier où se sont, pendant si longtemps, exercées son inépuisable charité et son aide fraternelle désintéressée.
     C'était un petit vieux, maigre et muet, qui avait créé une société d'entraide et de secours, appelée la " Miséricorde ".
     Les Français étaient loin de leur ville ou village natal, et, dans les moments pénibles et cruels, aucune aide matérielle ou morale ne s'offrait, Dieu souvent, à alléger leurs peines.
     Les Membres de la Miséricorde étaient dépêchés par Xavier Martin au chevet des mourants, afin qu'ils ne soient pas seuls au moment du trépas.
     Les veillées funèbres et les derniers offices étaient assurés gratuitement par leurs soins, de sorte qu'il semblait que le défunt n'était pas seul et loin des siens.
     Et Xavier Martin courait sans cesse à travers la Ville à la recherche de subsides pour soulager les misères et les infortunes.
     Il quêtait tout le jour, et veillait la nuit inlassablement.
     Il était surprenant qu'un si grand cœur put habiter un corps si chétif.
     Vincent de Paul n'a pas dû faire plus de charité que Xavier Martin.

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     Pour recevoir son modeste buste, qu'un sculpteur bônois, M. Woerhle, avait taillé dans le marbre, on choisit la petite place qui séparait la rue Rovigo de la rue Damrémont, centre de ses activités quotidiennes. Diurnes et nocturnes, au service de la Charité.
     La petite place s'appelait place Rovigo. Elle devint la place Xavier Martin. Le grand Général Savary, Duc de Rovigo, céda devant le grand cœur du petit plébéien en redingote élimée, et ne conserva que sa rue qui débouchait à quelques pas de là.
     Lors du triste bombardement du treize novembre 1942, qui fit des petites victimes innocentes parmi les élèves de l'école de l'Impasse Saint-Augustin, tout proche, le buste du petit vieux fut décapité tout net.
     Xavier Martin, en effigie, avait encore partagé le malheur de ces pauvres enfants.
     La tête fut retrouvée dans les décombres et replacée sur les épaules du buste demeuré sur son piédestal.
     Xavier Martin reprit sa place entre Rovigo, Damrémont et Caraman.
     Il est presque aussi grand qu'eux par le cœur.

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     Il y a une autre place dédiée, en hommage public, à une femme du peuple, dont toute l'existence ne fut qu'une longue pratique de la Charité.
     C'est la place Maria Favre.

     Maria Favre était une humble mercière qui tenait boutique à l'extrémité de la rue Gambetta, sur le côté droit, tout près de la porte des Karézas.
     Tout ce que lui rapportait son modeste commerce servait à secourir les malheureux et les pauvres animaux abandonnés, malades ou mourant de faim.
     Sa mercerie était plus souvent remplie de ces pauvres êtres miséreux et malades, que de clients.
     Et pourtant elle parvenait, avec le peu qu'elle gagnait, à soulager bien des misères. Elle se sacrifiait pour ne penser qu'aux autres, hommes ou bêtes. C'était une vraie Sœur de Charité.
     Elle fut, à Bône, la première adepte de la Société Protectrice des Animaux.

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     Lorsqu'elle vivait, le quartier était loin d'être ce qu'il est aujourd'hui.
     C'était l'extrémité de la Ville que la porte des Karézas séparait d'une campagne marécageuse et sans attrait, traversée par la route, nue, triste et déserte le plus souvent, de Sidi-Brahim.
     Cette route, autrefois, avait été la seule voie d'accès permettant d'entrer dans la Ville en venant de Constantine, de Philippeville ou de La Calle.
     Plus tard, le déplacement du lit de la Boudjimah et la construction d'un pont sur la Seybouse (longtemps après) avaient permis d'ouvrir la route de Guelma par la Porte d'Hippone, et de faire arriver la route de La Calle jusque sur le port. Le quartier avait alors perdu presque toute son animation.
     Il ne retrouvait un peu de mouvement et de vie que le jeudi, jour de marché, à cause de la proximité du marché au blé et du marché aux bestiaux.
     Lorsque, quelques années après la mort de la charitable mercière, on en vint à démolir la porte des Karézas, par suite de la suppression de l'enceinte, la Municipalité avait aménagé hâtivement et sommairement, un rond-point à l'endroit même où était l'ancienne Porte, et le Conseil municipal avait décidé de donner à cette petite place, inélégante et sordide, le nom de Maria Favre pour perpétuer le souvenir de la bienfaitrice du quartier.

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     La porte des Karézas était d'allure imposante et massive. Elle était flanquée d'un corps de garde.
     Tout démontrait dans son aspect, l'importance que lui avait attribuée l'Autorité militaire, au moment de sa construction.
     Au cours des travaux entrepris pour sa démolition, un brave ouvrier communal, du nom de Saliba, avait été littéralement écrasé par un des énormes blocs de granit qui faisaient partie de son armature. C'était une sorte de protestation de la matière inerte.
     La Porte, certes, était bien plus jolie, que la place Maria Favre ne le fut après elle.
     Dès que le rond-point fut créé, les marchands de pastèques et de melons l'envahirent, et le quartier qui n'avait eu, jusque là aucun attrait particulier, devint rapidement sale et nauséabond.

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     Aujourd'hui tout est changé.
     Plus de petite place étriquée et sale, plus de melons et de pastèques, mais un rond-point élégant, spacieux, majestueux, éclatant de propreté et des fleurs dans un grand jardin circulaire.
     De grands Boulevards portant de grands noms : Maréchal Foch, Généraux Morris, et Cardinal Lavigerie, viennent aboutir à ce carrefour, où se rejoignent sept larges Avenues.
     Au delà, dans un champ, autrefois couvert de marécages, de beaux immeubles modernes ont formé un nouveau quartier de la Ville, important, riche, et presque somptueux.
     Le nom de l'humble mercière au grand cœur ne va-t-il pas choquer dans un tel décor qui forme le contraste le plus criant avec la simplicité de celle qui le portait ?
     Elle faisait la Charité sans éclat, sans tapage, sans ostentation.
     Maria Favre ne fera-t-elle pas l'effet, aux générations futures, du parent pauvre qu'on a presque honte de présenter ?
     Et n'en viendra-t-on pas, un jour, à supprimer ce nom sans éclat, dont personne ne connaîtra plus la raison d'être ?
     Qui peut le dire ?

     Et pourtant, ce groupement de noms de grands soldats et d'un Cardinal éminent qui fut un véritable Apôtre français dans ce pays, autour de la petite mercière au grand cœur, n'est-il pas symbolique ? Le Courage, la Foi, et la Charité, les trois plus grandes vertus humaines.