MON ONCLE DE SOUK-AHRAS
René Vento

Plus que quelques minutes avant les vacances d'été 1949. Dans la cour de l'école Victor Hugo, appelée école Mattera du nom d'un de ses anciens directeurs, toutes les classes attendent avec impatience, dans un alignement parfait, le coup de sifflet libérateur que s'apprête à donner le Directeur, Monsieur Durand. Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro et le coup de sifflet retentit, Immédiatement couvert par les hurlements de joie des élèves se ruant vers la sortie.

C'est ainsi que je m'empresse en courant de rejoindre mon domicile de la rue Mesmer, où m'attend l'oncle Georges, frère de ma mère, venu me chercher pour m'amener à Souk-Ahras passer quelques jours de vacances chez ma grand-mère Bore. L'oncle Georges était employé aux Chemins de fer Algériens (CFA) et en cette qualité, voyageait gratuitement sur toutes les lignes de chemins de fer de Dunkerque à Tamanrasset. Quand à moi, fils d'un employé de l'Electricité et Gaz d'Algérie (EGA), je n'avais pas ce privilège. L'oncle Georges s’arrangeait toujours pour me faire passer pour son fils et me faim ainsi bénéficier de la gratuité du transport.

Nous voici sur le quai de la gare où le train Bône-Souk-Ahras s'apprêtait à partir. Ce jour de départ en vacances, le train était bondé. Nous arpentions le quai à la recherche d'une place mais en vain et, au premier coup de sifflet du chef de gare, nous nous engouffrâmes dans le premier wagon à notre portée. Debout dans le couloir, entassés contre les autres voyageurs, nous regardions avec envie les heureux passagers assis sur les banquettes inconfortables des compartiments.

L'oncle Georges se tourna alors vers moi et me dit - T'en fais pas René, on va s'asseoir bientôt.
Immédiatement, il engagea la conversation avec le voyageur assis le plus proche et lui raconta qu'il arrivait de Paris après un long séjour à l'Institut Pasteur. Le voyageur intrigué voulu en savoir plus et lui demanda les raisons de ce séjour. L'oncle Georges attendit quelques instants avant de répondre et, constatant que les autres voyageurs assis prêtaient l'oreille, se mit à grincer des dents en montrant ses superbes incisives blanches qui ne laissaient aucun doute sur ses aptitudes à la morsure. L'un des voyageurs eut soudain une réminiscence scolaire et murmura à haute voix
Pasteur, c'est cuila-la qui a inventé le vaccin antiarabique ?
Mon oncle confirma en hochant la tête mais toujours en grinçant des dents. Peu à peu, une rumeur circula dans le compartiment et chacun d'ajouter son commentaire - Antiarabique ..., antiarabique ..., antirage ..., rage. le mot qui fait peur était lâché ; un à un les voyageurs se levèrent en prétextant un besoin urgent et sortirent du compartiment en passant le plus loin possible de mon oncle.

C'est ainsi qu'à partir de Duzerville, mon oncle et moi avons fait le reste du voyage Bône-Souk-Ahras non seulement assis, mais le plus souvent couchés sur la banquette.

Dès notre arrivée à Souk-Ahras, après les joies des retrouvailles avec ma grand-mère, nous mîmes au point notre programme d'activités pour les vacances.

- Demain, on va à la pêche, m'annonça l'oncle Georges.
Bien que n'ayant que dix ans, je savais tout de même qu'il n'y avait pas la mer à Souk-Ahras et encore moins de rivières, et que les rares oueds étaient à sec au moins dix mois par an. L'oncle Georges me rassura en me confiant qu'il connaissait un point d'eau où le poisson abondait. Nous voici donc partis à la pêche avec pour équipement une simple ligne munie d'un hameçon, quelques croûtes de fromage ... un bâton et un réveil ; un de ces gros réveille-matin avec ses immenses aiguilles luminescentes la nuit et sa sonnerie stridente à vous ressusciter un mort.

Sur le trajet, nous nous arrêtâmes devant une poissonnerie pour y demander, me dit mon oncle, le prix du poisson. Je le vis ressortir un paquet sous le bras et, pensant que c'était du "bromege", je ne cherchai pas à en savoir plus. Arrivé à destination, nous nous installâmes devant une étendue d'eau qui avait plus l'allure d'une mare aux grenouilles qu'un lac de plaisance. Mon oncle disposa le réveil au bord de l'eau, en prenant soin de le placer de telle sorte que l'heure soit visible à partir de l'eau et non du bord où nous étions. Il jeta sa ligne et attendit patiemment, son paquet posé d'un côté et le bâton de l'autre. Au bout d'une heure, ne voyant pas le moindre signe de vie aquatique, je manifestai mon ennui devant cet immobilisme stérile. une fois de plus, l'oncle Georges me rassura.
- T'en fais pas René, à midi on va manger une bonne friture.

C'est alors que surgit un individu qui, passant par là, ironisa en lançant à la cantonade
- Alors ça mords dans l'Oued ?

Mon oncle se retourna et ouvrit lentement le paquet en montrant une dizaine de poissons, qui, bien que non frétillants, étaient tout frais. Le quidam n'en croyant pas ses yeux, insista pour que mon oncle lui dévoile son "truc" pour la pêche miraculeuse. Feignant d'abord un refus catégorique, l'oncle Georges accepta de vendre son "truc" pour une somme équivalente au prix du kilogramme de poisson à l'unique poissonnerie de Souk-Ahras. Après le règlement en espèces sonnantes et trébuchantes, le "truc" fut expliqué en joignant les gestes à la parole.

- Tu prends un réveil et tu le poses au bord de l'eau comme ça. Dans l'autre main, tu tiens un bâton comme ça. Au bruit du tic-tac, les poissons y sortent la tête de l'eau pour voir l'heure. T'as plus qu'à leur donner un coup de bâton sur la tête pour les assommer. Instruit sur cette nouvelle méthode de pêche à la montre, notre quidam s'empressa d'aller chercher son réveil à la maison pour se mettre à l’œuvre.

A midi, nous nous sommes régalés de cette friture savoureuse de poissons qui eux, ne devaient pas savoir lire l'heure.
Nous ne sommes plus retournés à la pêche à Souk-Ahras mais nous avons appris qu'un quidam racontait à qui bon voulait bien l'écouter qu'il avait brisé son réveil en allant à la pêche. Nous avons alors compris, qu'emporté par l'élan impétueux du bâton, il avait dû rater le poisson et frapper d'un grand coup ... sur le réveil.

Cet après-midi de juillet, le ciel était gris et orageux sur Souk-Ahras. La chaleur lourde qui pesait sur la ville incitait plus à la sieste qu'à la promenade. Plutôt que de rester chez ma grand-mère pour jouer à d'interminables parties de dominos, je me rendis chez mon oncle, demeurant à deux cents mètres, en espérant qu'il me raconte quelques bonnes blagues dont il était intarissable. J'entrai dans la salle de séjour au rez-de-chaussée, et je vis une dizaine d'oiseaux répartis dans des cages et mon oncle debout en tenant un oiseau dans une main et un pinceau dans l'autre.
- Assois-toi me dit-il et regarde sans parler pour ne pas faire peur aux oiseaux.

C'était des oiseaux d'une espèce très banale à Souk-Ahras, des chardonnerets si mes souvenirs sont exacts, et peu à peu, de quelques coups de pinceaux, mon oncle les recouvrait d'une peinture à l'eau qui les transformait en oiseaux exotiques aux multiples couleurs. Pour un enfant de dix ans, j'étais épaté par ce spectacle féerique et j'en oubliai même la supercherie en faisant semblant de croire à la génération spontanée des oiseaux d'Algérie en oiseaux des îles lointaines. Lorsque tous les oiseaux furent métamorphosés, l'oncle Georges les répartit par deux dans cinq cages en prenant soin de réunir dans une même cage un couple aux couleurs identiques afin de garantir la reproduction de l'espèce.

Puis il accrocha les cinq cages sur le rebord de la fenêtre pour les mettre à la vue des passants. En quelques instants, un attroupement de badauds se constitua, tous en admiration devant ces volatiles qui semblaient sortir d'un conte de fées. Mon oncle leur expliqua qu'un de ces cousins, marin sur un bateau parcourant l'Océan Indien, lui avait apporté ces oiseaux lors de sa dernière escale à Bône mais il ajouta qu'il ne comptait pas les garder tous car il fallait beaucoup trop de millet pour les nourrir. Aussitôt les demandes d'achats dépassèrent les possibilités de vente et les prix se mirent à grimper. Tous les couples d'oiseaux avec leurs cages furent vendus et la somme récoltée était si rondelette que mon oncle se proposa de renouveler l'opération en demandant à son cousin, le marin, de lui faire parvenir des oiseaux par voie expresse (le fax n'existait pas encore).

En attendant l'arrivage, mon oncle m'amena dans les environs de Souk-Ahras avec comme matériel de chasse, de la glu et du millet. Il fit un tas avec le millet, autour duquel il disposa la glu sur les branchages. Six oiseaux furent ainsi capturés. nettoyés et mis en cage pour les préparer au maquillage.

Transformés en oiseaux exotiques. ils furent mis à la vente comme leur prédécesseurs.

Mais ce jour là, point d'attroupement et donc point d'acheteurs. Mon oncle déçu alla aux nouvelles sur la place Thagaste et il apprit que l'un de ses clients, qui avait oublié de rentrer la cage lors du violent orage de la veille avait trouvé ses oiseaux décolorés par la pluie. tout Souk-Ahras était au courant et mon oncle avait beau jurer que ses oiseaux avaient été importés de pays où jamais il ne pleut, rien n'y fit pour enrayer la rumeur publique. Il osa même proposer de vendre la deuxième volée d'oiseaux qu'il venait de peindre, dans des cages où une étiquette indiquait "craint l'eau et l'humidité".

Hélas, les clients n'étaient plus dupes et les oiseaux invendus, une fois mis en liberté, s'envolèrent rejoindre leurs familles qui les reçurent comme des étrangers ... jusqu'à la prochaine pluie.

Et puis, survint le 1er novembre 1954, date à partir de laquelle l'oncle cessa de voyager en train car la ligne Bône--Souk-Ahras n'était plus sûre.
La vie à Souk-Ahras devenait de plus en plus triste et dangereuse. ne pouvant plus pratiquer ses loisirs favoris, la pêche et la capture d'oiseaux, l'oncle prit sa retraite et partit un jour de 1955, avec son épouse, vers les cieux plus cléments de cette bonne ville d'Aix en Provence.

Un matin froid de 1970, il nous a brusquement quitté. Il repose aujourd'hui au cimetière de Luynes près d'Aix en Provence, dans cette terre de France si accueillante mais où les poissons des rivières ne savent même pas lire l'heure et où les oiseaux ont toujours la même couleur.

Cet article a été écrit en souvenir de mon oncle Georges Borg. C'était un farceur et surtout un conteur intarissable d'histoires de là-bas.
Tous les faits racontés dans cet article ne sont pas des affabulations : ils se sont vraiment passés à Souk-Ahras.


La DEPECHE DE L'EST N°27 (pages 2 à 4)du 15 mars 2001

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