LES JARDINS DE BÔNE ...
De Pierre BARISAIN
Oranais, je n'ai connu Bône que troufion. En convalo, sinon en coup de vent.
En voilà un de passage en coup de vent qui reste gravé.

Le 24 Juin 1959, nous sommes tirés de notre repos au camp Péhaud à Philippeville, repos tout relatif d'ailleurs puisqu'il consiste, pour le régiment de chasseurs parachutistes, à nettoyer les chambrées dans un état pitoyable, les équipements et à sauter.

Les fells ont franchi le barrage du coté de Bône. Ils sont plus de 100. C'est tout ce qu'on nous a dit.

Nous contournons Bône vers le milieu de l'après midi et nous dirigeons, à l'Est, vers l'aéroport, croisant un cortège de véhicules militaires et parfois civils. Les orangers et au delà, la mer sont à notre gauche.

Nous finissons par stopper et j'attends dans ma jeep, tandis que mon chauffeur, un titi parisien surnommé Dalibou, va aux nouvelles. Chacun sait que l'attente est à l'Armée, ce que la bière est à la pression.

Il finit par revenir et nous raconte avoir vu une cinquantaine de cadavres de fells alignés dans le fossé. La Légion, lasse d'attendre que les B29 aient fait leur œuvre, a donné l'assaut dans les orangers et mis hors de combat des recrues de l'ALN fraîchement équipés en Tunisie.

Ce qui le bouleverse, c'est une photo qu'il a trouvée sur un " boxeur parisien ", étendu parmi les autres. Photo dédicacée par une doctoresse de là-bas qui lui souhaite de réussir dans sa mission.

Je vous laisse deviner les commentaires sans aménité de notre Titi écœuré, d'autant plus qu'il n'a pas revu sa capitale depuis 18 mois et que ses contacts féminins depuis lors sont des plus limités. " Une Docteur ! Toubib, vous vous rendez compte ! " Les bras lui tombent.

Pour ma part, dans ma jeep qui est repartie en colonne, vers le lac des Oiseaux, je pense aux femmes tondues à la Libération. J'ai 24 ans et la vie va m'en faire voir d'autres. Demain, qui est un autre jour, va nous trouver dans les marais, avec nos visages méconnaissables tant nous sommes boursouflés par les piqûres de moustiques. Les bananes vont nous héliporter, en rotations incessantes et par une chaleur torride, pour rechercher le reste de la bande… En vain.

Un sergent infirmier qui vient d'arriver de métropole et dont c'est la première opération, décédera, au retour d'une rotation, de déshydratation aiguë, faute d'avoir pris ses comprimés de sel.

Lorsque le 25, nous repartons, bredouilles, vers Bône, nous voyons, dans notre dos, le ballet incessant des B29 qui bombardent la zone de marécages où nous avons passé la nuit. La Légion a débusqué les fells après notre départ.


Pierre Barisain