En ce temps là ...
par M. Marcel CUTAJAR
(la Dépêche de l'Est N° 34, 15 décembre 2002)

ON NE BADINAIT PAS AVEC L'AMOUR...

        Au tout début du XXème siècle, la petite communauté européenne qui s'était installée à Bône, essentiellement composée, hors les français de souche, d'italiens et de maltais, le plus souvent de très modeste condition, avait apporté avec ses maigres bagages, la mentalité de son milieu d'origine. Et celle-ci dans certains domaines était sans concession, ainsi, les relations sentimentales étaient elles codées, encadrées, surveillées, et toute entorse, sévèrement sanctionnée soit par les parents à l'égard de leurs enfants, soit par les frères aînés, à l'égard des plus jeunes, et plus singulièrement ... des filles.
        Ces dernières, lorsqu'elles étaient, enfin, autorisées à " fréquenter ", ce ne pouvait être qu'après enquête préliminaire approfondie sur le " prétendant ", soit par le père, soit par le fils aîné ... Et lorsque l'aval était consenti, le fiancé potentiel ne pouvait approcher sa future... que de loin !
        A table par exemple, il n'était nullement question que les " tourtereaux " soient placés côte à côte ; tout au plus les tolérait-on face à face, mais alors, une vieille tante s'asseyait-elle à proximité, prête à projeter son talon protecteur contre la cheville d'un pied trop audacieux... Les rendez-vous galants étaient strictement interdits, quoique parfois, la même vieille tante, compatissante, aménageait-elle une rencontre entre les " promis " à la condition qu'elle puisse elle-même, les " chaperonner "...
        A la célébration des fiançailles officielles, il n'était pas rare que le père exige de son futur gendre qu'il signe solennellement une promesse de mariage. A partir de ce moment, sa dulcinée se trouvait également sous sa protection... Et gare alors, à celui qui se serait avisé de " la serrer " de trop près, ne serait-ce que du regard...

        A ce sujet, je me souviens d'une anecdote qui, à l'occasion de réunions de famille, était rappelée par les plus anciens, provoquant chaque fois, l'hilarité générale.

        L'histoire se passe en 1915. La Grande Guerre a éclaté depuis bientôt un an. Beaucoup de jeunes gens sont déjà au Front et les rares nouvelles qu'ils adressent à leurs parents ne sont pas toujours très réjouissantes. Le cousin TOTOR a eu la malchance de naître vingt ans trop tôt : il est mobilisé et vient de recevoir sa feuille de route. Il est recruté dans la Marine pour aller combattre dans les Dardanelles... Il est certes fier d'aller contribuer à la défense de la lointaine Métropole, qu'il ne connaît d'ailleurs, qu'à travers ses livres de classe mais ceux-ci en font tant d'éloges que, quoique d'origine maltaise, il la considère comme sa Mère Patrie....
        Ce matin là, la rue Suffren est en ébullition, la famille du cousin TOTOR, qui y habite est en émoi. C'est le grand jouir, et ses parents, frères et sœurs, et... sa fiancée, s'affairent pour l'accompagner au port où il doit embarquer.
        Car TOTOR vient de célébrer ses fiançailles avec NANO, une jolie brunette de son âge....

        Le petit groupe se met enfin en route vers " La Marine " qui n'est pas très loin en empruntant la rue Fréard, puis celle du capitaine GENOVA, derrière la Manutention Militaire. Contournant le Palais Consulaire, ils aperçoivent le Palais Lecoq dont un angle a été sévèrement endommagé, dès le début des hostilités, par le croiseur allemand " BRESLAU ", de sinistre mémoire : chacun est dans ses pensées en se remémorant l'événement.

        Mais voici le port, le quai Warnier est noir de monde chaque famille a tenu à venir faire un dernier adieu au partant. Il y a aussi la musique des tirailleurs qui est venue encourager les futurs héros, en entonnant des airs martiaux.
        Face à tout ce remue-ménage est amarré le paquebot qui, tout à l'heure appareillera, avec à son bord, plusieurs centaines déjeunes recrues.

        L'embarquement est ordonné, provoquant un mouvement de foule comme si parents et amis voulaient faire barrage pour empêcher le départ de l'être cher. Il y a des cris, des pleurs, des recommandations ... Une dernière fois le cousin TOTOR serre dans ses bras, ses parents, ses frères et sœurs, s'attarde un peu plus longtemps avec sa NANO....puis, sa " cantine " à la main, rejoignant ses futurs compagnons d'armes, franchit rapidement la passerelle.

        Le voilà parmi d'autres, accoudé au bastingage ; la sirène vrombit ; l'hélice entre en action ; les amarres sont levées.
        Il règne sur l'embarcadère un brouhaha indescriptible et alors que le bateau s'éloigne lentement, le cousin Totor rive son regard sur celui de Nano. Celle-ci se tient tout au bord du quai. Derrière elle, les gens se pressent, agitent mouchoirs et chapeaux... Ils crient mais leur voix est couverte par la musique de la fanfare. Lorsque soudain l'attention de Totor est attirée par l'attitude d'un quidam, juste derrière Nano : oui ! Profitant de la bousculade, celui ci semble se frotter volontairement à elle ! Plus grave, Totor croit apercevoir une main qui, se faufilant sous l'aisselle de Nano, est prête à se saisir... Le sang du cousin ne fait qu'un tour. Se dégageant de son paletot et de ses chaussures, il écarte brutalement ses compagnons, enjambe prestement le bastingage et pique, tout habillé un plongeon dans l'eau. Le bateau ne se trouvant encore qu'à une dizaine de mètres du quai, il a tôt fait, après un crawl parfait, de prendre pied sur le petit escalier servant habituellement de point d'accostage, aux canots des pêcheurs.
        Ecartant la foule ébahie, trempé jusqu'aux os, il se dirige tout droit vers celui qu'il considère comme un rival déloyal, agrippe le revers de sa veste, et tout en l'abreuvant d'injures typiquement " Place d'Armes ", lui porte un magistral coup de tête " empoisonnée "... à la Bônoise, dirons-nous... L'autre, déséquilibré se retrouve dans la poussière, Nano reste suffoquée, un cercle se forme autour de cette scène peu banale, chacun oubliant pour un temps ceux qui partent...
        Mais une patrouille militaire qui, de loin, avait assisté au plongeon spectaculaire de Totor, et qui avait cru, tout d'abord, à une ultime tentative de désertion, accourt : le cousin est pris au collet et tente d'expliquer son geste.
        Finalement, chacun s'esclaffe... sauf le quidam, bien entendu ! Le chef de patrouille, magnanime, accorde aux amoureux, une dernière étreinte, avant que Totor ne rejoigne le transport de troupe sur le petit bateau à moteur du pilote... En ce temps-là décidément... On ne badinait pas avec l'Amour !!

        Trois ans plus tard, Totor revint sain et sauf de la Guerre et convola en justes noces avec SA Nano chérie, qui lui donna de beaux enfants.

        Bien plus tard encore, quand il évoquait avec sa famille son départ à la Guerre, il restait toujours persuadé, malgré le scepticisme de son entourage (et les dénégations de sa femme ... ), que ce jour-là, une main baladeuse s'était bel et bien aventurée vers le sein innocent (alors ... ), de sa bien aimée...


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