Algérien?...,
un mot qui cherche son sens
Jean Pomier
(Extrait de la revue Afrique, Alger, 1946 - 1947)

En 1946, jean Pomier publiait dans la revue Afrique, sous le titre Algérien?... un mot qui cherche son sens, une étude sur l'appellation la plus adaptée aux Algériens d'origine arabe ou berbère. Cette étude sémantique complète magistralement celles qui ont déjà été publiées, sur les diverses appellations existantes ou souhaitables pour désigner plus largement notre communauté française d’Algérie. Malgré ses 56 printemps, elle garde une fraîcheur et une actualité remarquables. Cet hymne au mot « algérien » est aussi un beau chant algérianiste à propos duquel on peut simplement regretter deux choses: qu'il n'aiété davantage entendu naguère, et que ce mot « algérien » nous ait été dérobé depuis. Nous publions ce texte intégralement, ci-après.

 Maurice Calmein

Dans l'essai que j'ai fait paraître au précédent numéro de la revue Afrique, sous le titre « Peuple (?) algérien - nation (?) algérienne » (*), on a remarqué - et d'ailleurs parfois amicalement pour la contester - la position qu'il ma paru bon de prendre au sujet du terme « musulman ».

On a vu que j'estimais indésirable d'user, comme on le fait de ce terme pour désigner une importante fraction (8 sur 10) des populations algériennes d'obédience française, que l'on veut ainsi distinguer des autres par la reli­gion.

J'ai dit et je le précise encore, qu'il ne s'agit nullement pour moi de dénoncer comme nuisible la pratique d'une religion quelconque. Bien loin de là. Et je pense que personne de bonne foi ne s'y sera trompé. J'ai entendu seulement expri­mer le désir que l'on évite, ici plus qu’ailleurs, de catégoriser ses compa­gnons selon leur appartenance confessionnelle.

Le jour où ce désir serait une réalité, l'on peut être assuré que l'âme algé­rienne enfin « laïcisée », sera proche de sa majorité.

Il ne doit y avoir ici, pour que ce pays s'organise en une conscience commu­ne, aucun de ces cloisonnements cultuels qui, en France, nous ont fait tant de mal et si longtemps.

Dans la vie publique, tout individu doit être le profane de l'autre.

Mais, dira-t-on, si vous bannissez du vocabulaire quotidien le mot « musulman » pour le réserver aux seules qualifications des choses et des faits rele­vant de la religion, comme le mot catholique ou protestant ou israélite, par quoi le remplacerez-vous là où il est employé?

Pas par le mot « indigène », n’est-ce pas?

- À tort ou à raison, ce terme est refusé par beaucoup de nos amis. Le fait suf­fit en pareil cas: ce serait peine perdue de vouloir restaurer « indigène », vocable qui a d'ailleurs fait son temps et n’est plus en harmonie ni avec le sentiment public, ni avec les réalités du peuplement. Passons donc.

- Alors: le mot « arabe » ?

Il est à peine besoin d'indiquer ‑ sauf pour quelques métropolitains inavertis que le mot « arabe » en Algérie ne peut plus avoir d'utilisation concrète, parce qu'il ne répond chez nous à rien de précis. Et c'est tout juste si la langue la plus communément employée en Algérie peut elle-même être dite « arabe », puisqu'elle a besoin d'un deuxième qualificatif qui la certifie « lit­téraire » ou « parlée », c'est-à-dire en somme, classique ou vulgaire. Encore moins le mot, pris dans son sens ethnique, pourrait-il être retenu: d'abord parce que accusant une différenciation raciale; ensuite parce qu'il n’y a pas plus ici d'éléments purs « arabes » que l'on ne trouverait aujourd'hui de Wisigoths purs dans la capitale aquitaine du duc Waïfre. Seul quelque attar­dé du bled parlant d'un de ses khammès dit encore parfois: « Tu diras à l'Arabe qu'il vient, je le paye... ».

Dans ces conditions, que proposez-vous?

Il est très difficile de proposer quelque chose, en pareille matière. Personne n’a proposé français pour désigner ce que le contact des Francs avec les Gallo-­Romains devait en quelques siècles faire venir à jour. Franc a fait Français sans qu'aucun dirigisme du lexique intervienne. Il m’est arrivé, tournant déjà autour de ces cogitations, il y a quelques lustres, d'aventurer le mot Francitanie pour prédésigner le résultat futur de l'approche d'une France et des vieilles Maurétanies. Et peut-être était-il apparu comme viable, ce mot, à tous ceux qui, comme mes amis et moi, envisageaient alors possible l'adve­nue, au-dessus de l'humus linguistique des parlers méditerranéens en lente fermentation, d'une nouvelle langue qui, partie ailleurs qu'ici et depuis déjà des temps, de la langue franque, pour passer plus tard chez nous au sabir, et récemment au pataouète, se serait enfin établie, pour peu qu'on l'y aidât, dans l'état tout à fait civil et honorablement bâtard d'un enfant naturel du « lan­gage françoys » in partibus infidelium: le francitan.

Mais il serait vain d'anticiper à cet égard sur les résultats d'une évolution qui ne fait que commencer, et il ne suffit pas de mettre une étiquette sur un fla­con pour l'emplir d'une substance réelle. Le temps seul mettra les choses en place et résoudra cet aspect de la question.

En attendant, et pour ce qui est du terme « français » dans son application à l'ensemble musulman, je ne puis que constater son insuffisance, puisque, dans la pratique, il est besoin de lui adjoindre un qualificatif discriminatoire.

‑ Ainsi, dites-vous, « musulman » est, sous certain angle, inacceptable. « Indigène », pour d'autres raisons, aussi. « Arabe », de même. « Français », momentanément insuffisant, en son application concrète.

‑ Oui.

‑ Et comment envisagez-vous alors de clarifier la situation ?

‑ Pour vous répondre, voulez-vous d'abord avec moi, faire le tour d'un autre mot, le mot "Algérien"?

À la vérité, le terme algérien a été curieusement sous-estimé, et même déva­lué, en certaines circonstances. Et il est hors de doute que, présentement encore, il n’a pas une aire d'emploi aussi étendue qu'il serait désirable.

Le mot « algérien » ne coiffe pas tous les Algériens.

C’est ainsi que beaucoup de nos concitoyens, fils de Français d'origine, éprouvent quelque scrupule à se dire Algériens. Et ils ont recours à l’expres­sion binôme: « Français d'Algérie », le  « frangaoui » étant, comme on sait la « pièce d'origine » récemment importée ici: le « Français de France ». À la base de ce scrupule, on aperçoit qu’il y a une assez naturelle fidélité, à la qualité de Français, dont nul ne peut penser, en effet, à se laisser dépouiller. Il y-a eu aussi une réaction de défense contre une menace de discrédit pouvant les atteindre au moment où les rubriques criminelles des journaux parisiens dénonçaient trop fréquemment en majuscules accablantes, des attentats ou des mauvais coups dont les auteurs ou les complices étaient des « Nord­-Africains », péjorativement qualifiés de « Sidis » et, à défaut, d' « Algériens ». Mais si le caractère tendancieux de certaines informations pouvait être déce­lé par quelques esprits avertis, il n’en était pas moins délicat, on le comprend, pour la plupart d'entre nous ‑ et davantage pour le « Français d'Algérie » ‑de passer à Pontoise ou à Carqueiranne, et même à la préfecture de police comme ayant quelque chose de commun avec tels ou tels personnages dévoyés de Gennevilliers ou de Bobigny. D'où ce refus du vocable « Algérien ».

C'est là, toutefois, une réaction tout occasionnelle, et sa « force vive » s'atté­nue au fur et à mesure qu'une connaissance plus précise de l'algérianité vraie se développe en chacun..., et, peut-être, en France. Mais il y a d'autres consi­dérations à présenter sur le sort fait à ce vocable. Et quels que soient leur poids ou leur amertume, il faut les dire avec une absolue sincérité.

Autour du mot « algérien » ‑ qui commençait tout de même à prendre une honorable consistance depuis qu'il y avait des tirailleurs algériens, des assemblées algériennes, et... des écrivains algériens ‑ a été menée une double attaque: l'une pour le dévaluer, l'autre pour s'en attribuer l'exclusivité, toutes deux d'ailleurs inspirées, au fond, par des idéologies politiques. Et c'est de la libération de l’Algérie que l’on peut dater cette perturbation. une « perturbation venue de l'Ouest... ».

En 1942, s'ouvre en Alger, l’ère fromentine (1): une époque curieusement tragi-comique où l'on pouvait voir surgir de l'ombre de 1940, des héros d'im­portation, d'indomptables patriotes à la sauvette, des combinards du double jeu, des généraux sans troupes et des amiraux insabordables, des politiciens affamés de beurre et des dactylos assoiffées de champagne, et - c'est vrai - aussi bien que des misères d'âme dans l'attente du ciel, et des libérés de géhennes atrocement brûlés de vengeance et de talion, des porteurs d'angé­liques messages et des prophètes frénétiques de l'Humain. Très au-dessus de ce torrentiel rush d'appétits usuriers et d'espérances saintes, hauts sur les berges, distants, sanglés, gantés, des observateurs anglo-saxons considé­raient avec étonnement et quelque défiance, les étranges espèces sous les­quelles se révélaient à eux une France et une Algérie dont ils n'avaient connu jusque-là que des images touristiques.

Et voici ce qu'il advint, alors, dans les temps fromentins.

Comme si vraiment quelque mot d'ordre était passé sous le manteau, nous eûmes la stupéfaction de voir péjoriser le terme « algérien » à la fois par nos compatriotes en transit, et par les étrangers « amis et alliés » en visite. J'ai pour ma part été obligé plusieurs fois d'intervenir ‑ et rudement ‑ pour protéger notre réputation lorsque j'entendais je ne sais quel excité de Palaiseau ou de Bécon­-les-Bruyères, déployant avec ostentation un accent qui voulait la faire à la Bébert-du-Sébasto: « Les Algériens, on vous dressera..., nous! ».

De telles... maladresses furent, je l’atteste, très fréquentes, et beaucoup en furent blessés, hommes ou femmes, au long des attentes devant des guichets, des magasins, des arrêts de tram, etc... Il y aurait eu là de quoi ulcérer notre amour-propre, si l'on n’avait été ‑ ces « Algériens » ‑ pétri de respect et de ten­dresse pour tout homme qui se réclamait « de France », de cette France si désespérément attendue, et à qui enfin on venait d'ouvrir les bras, pour ainsi dire « sans hésitation, ni murmure ». On haussa donc les épaules et on laissa dire.

Ce fut un tort. Car, petit à petit, et de jour en jour~ on assista à une sorte d'en­treprise concertée tendant à ôter à tout ce qui était « algérien » jusqu’à la plus petite valeur d'estime. Si bien que nous avons eu l'amertume de connaître le mépris de nos compatriotes, nous qui leur avions conservé la possibilité de reprendre, avec leur dignité perdue aux yeux du monde, les chemins de l’ac­tion et de l’honneur. Alors que nous allions les mains tendues au-devant d'eux, l'on nous crachait dedans. Nous attendions la Mère avec le respect d'un bon fils, et découvrions qu’elle ne nous connaissait pas; pire encore, qu’elle nous jugeait indignes d’elle! Ou presque! En particulier, les écrivains « algériens » ne bénéficièrent pas d'une meilleure considération. La radio et la presse, occupées soudain par de tintamarrants guerriers en pyjama de soie, consignèrent hermétiquement les voies de l'expression écrite ou orale à ceux d'entre nous qui auraient eu pourtant le droit de dire les choses d'Alger. Et l'on a pu voir alors le pouvoir de l'époque organiser ici une « Semaine d'Exposition de l'Empire » sans seulement appeler à lui donner du corps l’œuvre d'un Robert Randau! Mieux encore. N'avons-nous pas été, nous revue Afrique, l’objet d'une véritable agression sous le masque, puisqu'on nous a fait mettre sous séquestre pendant quelques mois (sans doute pour lais­ser libre la place à la revue Fontaine!) (1).

je ne voudrais pas donner à penser au lecteur, en m'étendant un peu trop sur cet aspect singulier de la situation, que ce sont surtout des petitesses mani­festées sur le plan littéraire qui m'auraient enclin à une amère considération de ces instants. S'il n'y avait eu que de telles mesquineries, ni mes amis ni moi ne croirions devoir les sortir aujourd'hui sur la place et les exposer à l'opinion. Mais je prétends qu'elles ont une portée et un sens tels qu'elles doivent figurer dans une documentation complète touchant la période fro­mentine et tendant à éclairer les diverses raisons pour lesquelles le mot «  algérien » a été alors mis en perte de vitesse, et par delà les mots, les moyens par lesquels l'évolution de l'Algérie vers une unité d'âme a été enrayée...

Je dis donc que, dès 1942‑1943, le mot « algérien » fut déclaré indésirable par quelques métropolitains cavalcadant sur le front de mer et aussi bien, mais pour d'autres motifs, par les Américains et les Britanniques. Précision impor­tante pour ce qui concerne ceux-ci: ce n’est pas tant qu'ils l'aient estimé indé­sirable, ce vocable, mais ils ne lui trouvaient aucun autre sens que celui, à leurs yeux, suffisamment clair, contenu dans les mots « arabe » ou « musul­man » ‑ musulman surtout (déjà fortement chaperonné, on le sait par une politique d'empire, tant à Vichy qu'à Brazzaville).

0r, c'est dans ce climat, soit de dépréciation de toute valeur « algérienne », soit de défiance à son égard, soit encore d'ignorance, que devait soudain prospérer une entreprise fort habilement montée: celle du Parti communis­te.

Faisons le point: Alliés et métropolitains mènent, avec les Soviets, une « guerre de libération ». Et surtout de « libération des peuples opprimés », c'est-à-dire des colonies. Mais la formule, somme toute assez inconsistante et benoîte de Brazzaville et de Téhéran, devient aussitôt le slogan communiste. mort aux impérialismes, mort aux « kolonialismes ». Et parmi ces kolonia­lismes, celui-là d'abord qui sert les intérêts de ces « Algériens », « tortionnaires » des malheureux musulmans, de ces exploiteurs de leur misère et de leur servage, si évidents l'un et l'autre aux yeux de tous, n’est-ce pas Messieurs, que Américains comme Anglais s'en émeuvent au passage, à leur passage en ce pays. Et de faire chorus, dans un premier état de la combine, avec tous les concertants de la fibre sensible et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes! Sous le poids d'un pareil renfort si bien camouflé d'hu­manitarisme, le mot « algérien », déjà suffisamment outragé et dévalué urbi et orbi, était à deux doigts de sa petite mort. Par contre - et ceci sans que l'aient nettement voulu les communistes ‑ « musulman » voyait de plus en plus s'étendre sa zone d'emploi dans tous les domaines: tous, y compris le domai­ne politique. C'est alors que les staliniens s'aperçurent qu'ils risquaient d'avoir travaillé pour d'autres, le mot « musulman » pouvant en effet ouvrir aussi bien la route à un expansionnisme profitable aux desseins anglo-saxons qu'à un nationalisme religieux, forcé de devenir un jour adversaire de l'im­piété soviétique. Si l'on préfère, ils avaient dès lors à redouter que la situa­tion aboutisse à la création d'une hostilité politique ou religieuse, soit par l'irakisation du pays, soit par ce qu'on pourrait aujourd'hui appeler sa « mes­salisation ». Et cela est si vrai que nous-mêmes considérâmes par moment avec une certaine suspicion les activités politiques de nos alliés qui « musulmanisaient » avec une belle ardeur, et davantage encore celles d'un Messali, musulman intégral.

Par contre, nous en vînmes à ne plus avoir la même défiance envers un com­munisme qui ne pouvait être réellement dangereux, puisqu'il pouvait nous aider à contrer à la fois l’Intelligence Service et le fanatisme nationaliste des messaliens. En somme, de trois maux le moindre n'était-il pas, momentané­ment, que les masses populaires soient accrochées par les recruteurs commu­nistes plutôt que par tous les autres? L’essentiel et le plus urgent n'était-il pas d'éviter la polarisation de l'Algérie vers Le Caire ou Londres, ou sa mise à feu et à sang par la révolte d'un illuminé? Et ne valait-il pas encore mieux qu'aux élections de 1944, on fit place, une bonne place, à des élus commu­nistes qu’un élu P.P.A.? Tout le monde l'a dit, ou enfin, l'a admis, à ce moment-là.

Ainsi, nous arrivions à rejoindre la position des « démocrates-au-marteau » au moment précis où eux-mêmes concevaient l'urgence de reconsidérer leur tactique pour tenir compte de l'évolution de la situation.

Et voici comment ils la reconsidérèrent.

À un nationalisme religieux maraboutique ou à un panislamisme déclarés l'un et l'autre indésirables, nous substitueront, pensèrent-ils, un nationalisme politique, qui aura sa force d'attraction propre, autonome, mais, naturelle­ment conductible à souhait, puisque ce sera un nationalisme "orthodoxe­ment" communiste. À l'action, il devra toutefois au départ se manifester très apparemment nationaliste, et subsidiairement communiste. Il faut d'abord prendre les masses par le sentiment plutôt que par l'idéologie: une politique d'effectifs par l'affectif. Et donc, des insignes, des symboles, drapeaux, etc. enfin et surtout le pouvoir magique d'un vocabulaire approprié au milieu. Et c'est ici que l'on va dès lors voir apparaître, retapé, rafraîchi, rénové, revi­goré, le fameux vocable « algérien ». Et avec quelle astuce! Oyez plutôt.p

Messali avait donné au mot « algérien » un sens anti‑français. Le communis­me ne pouvait pas pratiquement s'engager dans cette voie: pour un recrute­ment, il fallait que le nationalisme du mot s'inclût dans le nationalisme fran­çais. Double avantage: endormir la vigilance des « Européens », apaiser aussi le sentiment des Musulmans d'inclinaison francisante. En tout cas, on serait toujours à temps de faire monter le thermomètre. Au départ un bon et brave petit communiste "patriotard" et démocratique, ce serait bien. « Parti Communiste Français, section d'Algérie »  serait donc le pavillon de démarra­ge. Mais au fur et à mesure du succès, c'est-à-dire les premières élections faites avec un honorable pourcentage de sièges du parti, on accuserait alors le vrai visage de ce patriotisme d'opportunité, en le déclarant sans ambages « algérien ».

Et tout se passa ainsi que prévu. Le P.C.F. (français, oui, vous lisez bien, fran­çais, section d'Algérie), ne fut pas accueilli d'un mauvais oeil par les autres « démocrates » de chez nous, trop heureux, comme on l’a vu, de voir en lui non pas un auxiliaire, mais un possible gêneur pour des activités jugées autrement dangereuses. Il avança donc à petits pas en faisant route avec nous tous, aux cris de « Vive la France et le communisme français »; puis, lorsqu'il se crut suffisamment mis en place et assis solidement, il changea un beau jour la pancarte de la maison et s'afficha: « Parti communiste Algérien ». Et voilà comment « algérien », ce mot qu'il avait jusque-là vilipendé et plus que quiconque exorcisé, fut par lui rechargé d'un nouveau potentiel: celui d'un nationalisme idéologique. Et l'on sait bien maintenant de quelle idéolo­gie.

Des écrivains algérianistes en 1931.
Despique, proviseur du lycée. À sa gauche, Robert Randau, X, X, Louis Lecoq qui a Delpiazzo derrière lui. Au dernier rang, Alfred Rousse et Hadj Naînou (Abdelkader Fikri), à sa gauche jean Pomier. Derrière M. Despique, le paysagiste Noiré

Résumons. La courbe de la signification du mot « algérien » pourrait se des­siner ainsi:

‑ Avant 1914: sens vague, mot sans frontières précises. C'est le zéro initial.

‑ Entre 1914 et 1940: le sens tire à hue et à dia. Des hauts et des bas: sinusoïde.

‑ De 1940 à 1942: il disparaît. Chute vers le zéro initial; en 1942, il est l'équi­valent de négrier, de « kolonialiste », ou alors il n’a aucune signification pré­hensible (ceci pour les Anglo-Saxons). Dans un cas et dans l’autre, il prend une valeur négative.

‑ Après 1942: boum d'un sens national du terme, mais national communiste (le sens qu'il a pris dans l'Union démocratique du manifeste algérien (U.D.M.A.), est uniquement nationaliste. Il n’est pas lié, croyons-nous, à une prise de position doctrinale caractérisée en matière de politique sociale).

Tout ce qui précède n’a pas été écrit, on le pense bien, pour le plaisir de communiquer les résultats d'une sorte d'analyse spectrale d'un terme qui ‑ si on peut dire ‑ en a vu jusqu'ici de toutes les couleurs. Mais j'ai pensé que cet exposé pourrait dans une large mesure justifier ce qui suit, et que je présente comme une conclusion ‑ d'ailleurs provisoire ‑ de cette prospection dans la sylve de nos vocables.

Il est un fait: c'est qu'aucun des mots par lesquels on a essayé de nous dési­gner, de désigner le collectif humain compris entre les mers et les sables, la Tunisie et le Maroc, n’est adéquat à son office. La dualité des statuts en est évidemment la cause: tant que les uns pratiqueront dans la vie publique, un statut de code civil et les autres un statut religieux, le mot « français » recou­vrira incomplètement tous les ensembles de ce pays, même si, comme on peut l'admettre, le terme est accepté par l'une et l'autre des deux principales obé­diences avec une bonne volonté certaine.

Mais alors, le mot « algérien »? Dit-il mieux?

Le mot « algérien » aura peut-être un jour cette efficience. Nous croyons même qu'il peut l'avoir assez tôt, qu~il eût pu l'avoir dès longtemps si les Algériens ‑ tous les Algériens – n’avaient pas eu peur du mot, et s'ils ne s'étaient pas laissé dépasser dans l'élaboration de leur vocabulaire essentiel, c'est-à-dire de l'outillage essentiel à la prise de conscience d'eux-mêmes, par de diligents placiers en produits sophistiqués, en expressions amphibolo­giques, en truquages verbaux. Et bien sûr, s'ils n’avaient eu davantage le sen­timent de leur « algérianité ».

Et enfin, s'ils avaient eu davantage le sentiment de leur devoir devant l’Humain. Je dois ici déclarer que, pour moi, avoir le sentiment de « l'algérianité » et celui de son devoir devant l'Humain, sont une seule et même chose. Tout pas fait par l'Algérie vers sa propre prise de conscience, est un pas qu'elle avance dans son ascension vers l’Humain. Et c'est là le lent miracle agi peu à peu, par la France, pas à pas, mot par mot. Peu à peu. Pas à pas. Mais chaque pas est séparé du suivant par une inexorable aridité de l'esprit et du cœur. Et il faut lutter contre les sables: indifférence, égoïsmes, stagna­tions, toutes déterminantes de la ruine. Avancer, ici, est plus héracléen qu'ailleurs.

Pas à pas. Mot par mot.

Mais chaque mot majeur est refusé par certaines lèvres, ou, accepté; elles se referment en silence, en mâchonnant leur amertume. Et elles attendent un mot plus totalement expressif.

Il faut ici et enfin - oui, enfin - ne plus circonvenir le lecteur. Ne plus l'abuser de parades verbales. Ne plus s'abuser de fabulations et d'images. Et cesser de décortiquer des mots qui ne sont pas « faits »; nos dents méritent déjà mieux: la vérité, même dure, sous la canine.

Il y a un mot, et un seul, qui eut dû, depuis des temps déjà, pouvoir tout dire de l'Algérie, dire toute l'Algérie, dire du moins, toutes les Algéries en instance de devenir l'Algérie.

Et c'est, évidemment, le mot « algérien ».

Or, on l'a vu, nous nous sommes laissé déposséder de ce beau terme par des agitateurs politiques ou des fanatiques religieux, préoccupés d'aboutir, non pas tant à monter l'Algérie vers l'unité nécessaire à sa vie, mais de lui impo­ser une idéologie ou une foi. Ils ont vu, eux, avant tous, le pouvoir d'attrac­tion qu'il aurait si on lui donnait un magnétisme politique ou religieux. Ils ont vu vite et agi ferme. Et ils nous ont substitués dans la propriété du terme: ils nous l'ont volé.

Ils nous l'ont volé et nous les avons laissé faire:

‑ Parce que nous avons eu peur de nous servir de ce vocable

‑ Parce que nous avons redouté de lui donner avant eux un sens réel, plein et précis, par crainte de je ne sais quelle absurde possibilité de séparatisme; par crainte même et seulement de son apparence autonomiste; par l'excès enfin d'une révérence légitime envers la France, qui fit trop souvent confondre piété filiale et conservatisme figé.

Nul de nous n’a aperçu, sinon au travers de lunettes noires, toutes les possi­bilités françaises que pouvait assurer l'adoption publique de ce mot son adoption et son intégration dans la famille de nos communs moyens d'ex­primer l'Homme en ce pays; et surtout, qu'il était seul capable, même s'il aboutissait un jour à servir à la promotion d'une Algérie autonome, de faire que cette autonomie ne soit pas hostile à la mère patrie, à condition qu'elle eût été dirigée, et consentie à temps. Dirigée par nous, et consentie par tous.

‑ « Dirigée ? Qu'est-ce à dire ? ».

J’entends par là qu'il y avait - et qu'il y a toujours - une initiative hardie à prendre, une information à mener, une confrontation à ouvrir, toute une patiente et ardente élucidation à poursuivre en vue de fournir à un mot à qui personne ne donne le même sens, l'acception la plus largement totalisatrice de toutes les données historiques et culturelles qui ont conditionné le fait algérien.

Une telle prospection, une telle entreprise, une telle aventure, je dis que c'était là un devoir, mieux: une attribution éminente de l'état d'écrivain, et d'écrivain en Algérie. C'était, et c'est à nous, écrivains, de quelque obédience intellectuelle que nous soyons, de nous emparer du mot algérien et de lui faire un sort honorable, de lui fournir un clair état-civil, de l’introduire dans la socié­té française non pas comme un vague parent pauvre, un douteux "cousin de province", un bâtard à l'inquiétant pedigree, mais comme un jeune repré­sentant très en forme chargé d'exprimer devant la métropole, le vœu d'uni­té et la volonté d'être d'une adolescence de peuple en instance de soi.

Et qui donc, autre que nous, algériens et écrivains, hommes de ce pays, ima­giers et récitants de ce pays, de ce pays et de son âme, eût pu avec plus de clairvoyance et à meilleur titre, assumer cette haute tâche? Et surtout qui l'eût pu avec plus de désintéressement et de liberté d'esprit? Et avec plus d'efficience? Les politiciens professionnels?

Écrivains, nous avions devant nous ce mot d'algérien, dont nous savions bien qu'il ne signifiait rien, parce qu'aucune unité spirituelle ne l'animait ne l'habitait ne le personnalisait; ou, si l'on préfère, parce que plusieurs valeurs y étaient incluses, encloses, mais, toutes, livrées à l'âpre compétition de paraître et de s'imposer en maîtresse. Et tantôt l'une espérait à elle seule pou­voir donner au mot une suffisante plénitude de sens, et tantôt l'autre en revendiquait le privilège, alors que ni l'une ni l'autre, à elles seules, ne pou­vaient espérer y atteindre exclusivement sans compromettre la carrière du vocable. Et peut-être le destin de ce pays.

Quel était donc notre devoir immédiat sinon de nous porter au-devant de ce mot de l'entourer de notre vigilante amitié, de le mener doucement aux fon­taines de ses soifs, aux nourritures de ses faims, afin que restauré dans ses forces et son poids, il pût être dignement présenté à tous, - et à la France -, comme nous exprimant avec la plus plénipotentiaire des vertus. Or, lequel, lesquels de nous se sont vraiment attachés à cette action humainement insti­tutrice, en dehors de l'Association qui, dès 1919, a courageusement uni le terme écrivains et le terme algériens dans la désignation du groupement et montré par là même et déjà qu'elle accédait à la conscience du si particulier devoir qu'est, pour nous, le devoir d'écrire? On ne notera pas sans mélanco­lie que les meilleurs de nos confrères récemment parvenus à une notoriété étendue se sont assez peu préoccupés de cette sorte de « service social » émi­nent que l'Algérie attend de ses fils les plus aptes à penser et à écrire, à pen­ser d'elle et à écrire d'elle. Et qu'ont-ils eu de plus pressé, dès que Paris leur a ouvert ses bras, sinon de récuser le mot même d'Algérien, et de ne consen­tir à se laisser régionaliser tout au plus que sous le vocable, si dépourvu pourtant de substance humaine, de « Nord-Africain ». Comme si de se lais­ser « algérianiser » eût risqué de rétrécir l'orbe de l'audience due à leur œuvre ! Il nous faut restreindre ce propos. Et concluons, sans plus, pour cette fois.

Aucun des termes essayés par nous d'ici pour nous désigner ne constitue une expression totale et irréprochable de nos Algéries.

Tous n'en traduisent qu’un aspect.

Le mot français lui-même exige, à la pratique quotidienne, l'adjonction d'un autre terme: européens, musulmans.

Européens: indésirable par tout ce qu'il contient de racisme mal délav

Musulmans: parce que les Français ne doivent pas être discriminés selon la religion qu'ils observent, surtout en Algérie.

Le mot indigène est totalement désaffecté: rayé des contrôles.

Le mot arabe est inutilisable. Et presque aussi incertain que le mot Berbère. Reste le mot Algérien.

Il faut lui faire un sort. Lui donner un sens.

À cette fin: intervenir dans l'évolution psychologique du pays: action cultu­relle pour rendre l'Algérie habitable à toutes les Algéries.

Et aboutir ainsi à l'unité dans la variété. Par l'amitié.

Cette action-là est de l'écrivain. De tout écrivain. De toute culture. Et de tout homme de cœur.

jean Pomier

Notes:

(*) ‑ Revue Afrique, Alger, 1945.

1 ‑ Les organismes de gouvernement à Alger s'étaient installés au lycée Fromentin.

2 ‑ Je puis sans indiscrétion révéler aujourd'hui que le rapporteur de notre « affaire », homme charmant et qui connaissait bien les positions politiques d'un Randau ou de moi-même, s'en remit entièrement à moi de rédiger le rapport qu'il devait remettre à Fromentin, et qui concluait, on s'en doute bien, à l'inutilité de la mesure prise, donc à sa levée!

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