QUE PERDURE L'OEUVRE ENTREPRISE
René PERRET

Voilà déjà quelque temps que j'y pensais ... plus précisément après chaque repas à Vendargues ou chaque rassemblement de l'APCA pour Pentecôte. J'en ai bien manqué quelques uns, lorsque mes obligations m'avaient trop éloigné: j'en fus navré. De ces réunions bigarrées, je retenais une foule d'émotions: joie des retrouvailles, précision des souvenirs et, curieusement, le sentiment d'avoir arrêté l'horloge du temps en juin 1962. A l'évidence, j'avais toujours 18 ans!... Du moins, dans ces occasions. Je suis convaincu que cette réflexion a effleuré tous ceux qui, en 1996, ont entre 50 et 60 ans. Quel bonheur d'entendre: Alors, les jeunes? Ah! voilà le petit Untel! Quelle tendresse dans ces exclamations joviales distribuées par les anciens! Les anciens, dans les courses aux euphémismes et aux atténuations sémantiques, on a presque oublié qu'ils étaient vieux... une génération avant nous... seulement et, chaque année, à travers Ensemble ou à l'occasion des rassemblements, il y en a de moins en moins, des vieux. Leurs rangs s'étiolent, les survivants vacillent.

Ces vieux-là ont tout vu, le meilleur et le pire: 39/45, une Algérie besogneuse et pacifique où il faisait bon vivre, les événements tragiques, l'exode, la dispersion, la réinsertion sociale. Ils ont tout rencontré: l'incompréhension, l'ostracisme, les falsifications de l'histoire, la dérision. Quel qu'ait été leur parcours professionnel, fonctionnaires, agriculteurs, artisans ou professions libérales, ils ont dû rebondir à l'âge (notre âge d'ailleurs) où l'on caresse l'espoir d'une retraite méritée. Incomparables fourmis, ils ont lutté pour leurs enfants, se sont étonnés de leurs choix familiaux ou politiques, ont été les merveilleux grands-parents de rejetons parfois hybrides (d'un parent métropolitain) mais toujours beaux.

Ces vieux... nos vieux... ont créé et animé nos associations, nos rassemblements, notre presse. Beaucoup sont partis, d'autres sont encore là, le regard vif, la pensée intacte, les certitudes ancrées pour toujours. Refont-ils le monde ou cultivent-ils une idée lucide du passé ... ils sont inquiets. Mutilés de la terre qu'ils ne peuvent pas léguer, ils veulent nous transmettre la mémoire et son corollaire, la capacité de se retrouver, de se parler, de se reconnaître, en un mot, de s'identifier. Sentinelles vigilantes de ce patrimoine, ils espèrent qu'une relève suffisante viendra, le moment venu, en faire perdurer l'existence.

Etre convenu qu'après eux, ça se perdra, c'est transformer leur vécu en une parenthèse, pire, en un accident de l'histoire! C'est donner raison aux malfaisants qui recomposent l'Algérie à l'aune d'un imaginaire pervers et contre lequel il faut lutter sans concession. C'est, toute honte bue, transmettre à ses enfants un héritage sans parfums, sans couleurs et sans vie. C'est se préparer à se fondre, par mimétisme obligé, dans un pseudo - ensemble national d'où, paradoxalement, émergent des réflexes identitaires et culturels soutenus par ceux-là mêmes qui réfutaient les nôtres!

J'ai tenu à faire part de mes sentiments, en étant assuré qu'ils sont partagés. Certains amis m'ont précédé dans les faits en reprenant le flambeau au pied levé. Mais il faut leur apporter de l'aide, quel qu'en soit le niveau.

Trente longues années durant, j'ai croisé dans ce pays des braves gens, des moins braves, de sinistres idiots. J'ai mesuré avec circonspection la persistance des idées reçues, de la désinformation souvent, de l'outrance parfois. Traversant les régions et les événements, une réflexion de l'un de mes oncles me revenait sans cesse: N'oublie pas ce que tu es, ça t'évitera que les autres te le rappellent. Je l'ai vérifiée cent fois. Alors, au seuil du troisième âge (enfin presque, j'espère), je voudrais qu'on me permette de souhaiter la pérennité des associations mises en place par nos anciens. Cela ne pourra se produire sans participation collective. La tâche est immense, mais cela préservera nos sources des pollutions ambiantes et désaltérera correctement notre progéniture.

(Revue Ensemble N° 204, pages 9-10, Octobre 1996)


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