LA PLACE DES GARGOULETTES
Par Louis Arnaud

      La " Place des Gargoulettes " est toujours là, pour les vieux Bônois, au bas du Cours, près du port, mais les gargoulettes, à qui elle devait son nom, fantaisiste autant que réaliste, et surtout bien couleur locale, n'y sont plus.

      Le Pavillon du Syndicat d'Initiative et le joli petit jardin qui l'enclot les ont proprement remplacées et c'est mieux ainsi. Mais je ne crois pas qu'un autre nom, plus académique et plus officiel ait été substitué à la prosaïque appellation que le populaire avait si simplement et, sans aucun effort d'imagination, appliqué à ce coin du quai.
      Ce nom était venu tout seul, en voyant les gargoulettes que les Djerbiens avaient coutume de débarquer chaque année, à l'approche de l'été, tout auprès, dans le port, et qu'ils entassaient sur cette place, apparemment dans le plus beau désordre, mais cependant bien adroite ment puisque aucune ne fut Jamais brisée. Ce qui confirme qu'un beau désordre est toujours un effet de l'Art.

      Les amoncellements de ces vases de terre poreuse qui rappellent, par leur forme, les antiques amphores, atteignaient souvent des hauteurs insolites.
      Les gargoulettes étaient, à cette époque, la providence de ceux qui voulaient avoir de l'eau fraîche pour leur apéritif, ou pour la table, pendant les mois de fortes chaleurs.

      Il n'était pas rare d'en voir pendues aux fenêtres ou posées sur les balcons ou le seuil des portes pour ne rien perdre du plus petit courant d'air qui activait le refroidissement de l'eau. Les frigidaires et les glacières ont supplanté les gargoulettes qui sont devenues si rares qu'on se demande si on en fabrique toujours à Guelala.
      Elles venaient, en effet, de cette bourgade de l'Ile de Djerba, située au Sud-Est de la Tunisie, dans le golfe de Gabès.

      Guelala n'a qu'une industrie : la poterie, dont les gargoulettes sont, certes, le genre le plus primitif et le plus simple, mais qui, en ce temps là, devait produire les plus beaux profits, car la glace était rare et les gens assoiffés de liquide et de fraîcheur étaient infiniment nombreux.
      Les gargoulettes étaient apportées de Djerba, qui fut l'Ile mythologique des Lotophages, (c'est-à-dire des hommes qui ne se nourrissaient que des fruits et des fleurs de lotus), par des Chebecs tunisiens, bateaux de faible tonnage, à trois voiles latines placées l'une derrière l'autre, et pouvant en l'absence de vent, être mues par des rameurs.
      Les Chebecs, chargés de gargoulettes, arrivaient dans le port de Bône, après un long voyage et venaient accoster à l'angle des quais en face de la statue Thiers.
      Ils déchargeaient alors leur cargaison sur la place la plus proche, qui, de ce fait, a pris le nom de " Place des Gargoulettes ". Les marchands Djerbiens, qui étaient aussi les armateurs de Chebecs, vivaient à bord et sur veillaient en même temps, les amoncellements énormes de gargoulettes autour desquels ils montaient une garde vigilante, de jour et de nuit.
      Il en était ainsi Jusqu'à ce que le stock fut entièrement épuisé par les livraisons aux commerçants de la ville et de la région qui venaient se ravitailler là.
      Cela durait presque tout l'été.
      La garde vigilante et intéressée montée autour des gargoulettes entassées les protégeaient sans doute, contre les vols ; les rigueurs de la pluie et du soleil ne portaient aucune atteinte à ces vases d'argile poreuse justement destinées à subir ces rigueurs.
      Un fléau, cependant, dévastait les stocks contre lequel les gardiens restaient impuissants.
      Les enfants, tous les soirs, venaient se poster derrière les colonnes des arcades du Palais Lecoq et munis de tire-boulettes cassaient des gargoulettes comme dans les tirs des foires on vient casser des pipes.

       (Photo : La place des Gargoulettes en 1892 Vue à travers les colonnes du second palais Lecoq en construction, angle de la rue Perrégaux et de la rue Thiers)
      " Cet âge est sans pitié " a dit notre bon La Fontaine ".
      D'autres pierres étaient lancées des terrasses des maisons voisines.
      Les Djerbiens enrageaient, ils ne pouvaient, dans la nuit tombante, repérer l'ennemi, ni discerner d'où venaient les coups dont mourait, chaque fois, une de leurs gargoulettes, et le choc sonore du projectile sur l'argile durcie se répercutait douloureusement en leur cœur de commerçants.
      Un soir, cependant, ils réussirent à surprendre et en cercler un groupe " d'enfants du Collège ", ainsi nommait-on, alors, les élèves de notre premier établissement scolaire, qui étaient venus exercer leur adresse sur les infortunées gargoulettes.
      Deux ou trois de ces virtuoses du lancement de la pierre réussirent à leur échapper. Mais les Djerbiens en tenaient solidement deux qu'ils comptaient emmener au Commissariat de Police de la rue des Numides, aujourd'hui rue Thomas Garcia, seul et unique Commissariat de la ville, alors, afin de leur faire payer, non les pots cassés, mais les gargoulettes cassées.
      C'étaient les deux meilleurs élèves de leur classe l'un, passé par l'Ecole de Santé militaire de Lyon, a été tué glorieusement sur le champ de bataille pendant la guerre de 1914, comme médecin-major, et l'autre termine actuellement son existence comme retraité de l'Enseignement supérieur où il a brillé.
      Les Djerbiens, donc, tout fiers de leur succès, menaient leurs pas et leurs prisonniers vers le Commissariat de police, lorsqu'ils croisèrent, par hasard, un petit bonhomme tout grisonnant, dont la taille était loin d'être imposante.

      Mais il avait un uniforme dont les parements et les boutons d'argent resplendissaient dans la nuit.
      Apercevant ces deux enfants dont il connaissait les parents, assez en vue dans la Cité, le brave petit homme, outré de les voir aux mains d'étrangers musulmans qui les malmenaient, se précipita sur ceux-ci, les tança d'importance et leur intima l'ordre de les relâcher sur le champ, s'ils ne voulaient pas qu'il leur en coûtât davantage.
      Les Djerbiens, penauds, sous la virulente harangue que leur adressait cet homme d'âge, obtempérèrent, à contrecœur, sans doute, mais immédiatement et sans mot dire, car ils étaient étrangers à la Ville et ne voulaient pas avoir d'histoires.
      Les " Deux enfants du Collège " qui avaient jusque là l'oreille basse, dès qu'ils se virent si providentielle ment libérés, s'empressèrent de regagner, de toute la vitesse de leurs jeunes jambes, le domicile paternel, où la table familiale les attendait pour le souper.
      Les Djerbiens n'ont jamais su, probablement, que ce petit homme tout gris, et tout chamarré d'argent avec de gros boutons étincelants sur un impeccable vêtement noir, et qui était coiffé d'une casquette ornée des deux lettres " B.G. " en argent, et d'une large jugulaire du même genre, qu'ils avaient pris pour un haut fonctionnaire local n'était que le garçon de bureau de l'Ingénieur en Chef de la Compagnie du Chemin de fer Bône-Guelma.
      Cette compagnie avait sa direction et ses services sur le Cours National alors, dans un élégant et somptueux hôtel à trois étages avec jardin fleuri, écurie et remise sur le derrière, qui a été démoli pour faire place à l'immeuble des " Galeries de France ".


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