Maréchal Alphonse JUIN
Page réalisée avec l'aide de Jean Louis Ventura, André Lacroix, Marcel Ferreres, revue du Cercle Algérianiste (n°66 de juin 1994 page11), Lieutenant Abdil Bicer du Service Historique de l'Armée de Terre.

ACTE DE NAISSANCE N° 735

L'an mil huit cent quatre-vingt-huit, le Dix huit Décembre à quatre heures et quart du soir, ACTE DE NAISSANCE de JUIN Alphonse Pierre, enfant du sexe masculin né à Bône au domicile de son aïeul, à Sainte-Anne, avant hier à onze heures du matin.
Fils de JUIN Victor Pierre âgé de trente deux ans, gendarme à pieds et de SALINI Précieuse son épouse âgée de dix huit ans, sans profession, domiciliés à Constantine.
Sur les réquisition et présentation faites par SALINI Pascal âgé de trente huit ans, gendarme, aïeul de l'enfant, domicilié à Bône, Sainte-Anne, qui a assisté à l'accouchement,
En présence de FERRE Guillaume âgé de trente cinq ans et de Goutte David âgé de quarante sept ans, tous deux gendarmes à pieds, domiciliés à Bône.
Nous LEGENDRE Léonor Adjoint au Maire de Bône (département de Constantine), officier de l'Etat civil, par délégation avons dressé le présent acte que nous avons lu aux comparants et signé avec eux.

JUIN Alphonse Pierre, marié à Constantine le vingt six décembre mil neuf cent vingt huit avec Marie Gabrielle Mauricette Cécile BONNEFOY.

Décédé à Paris (5éme arrondissement) le vingt sept janvier mil neuf cent soixante sept.



DE LA VIE DE SOLDAT
AU MARECHALAT

A 23 ans ,ALPHONSE PIERRE JUIN sort major de la " promotion FEZ " de Saint-Cyr aux cotés de Charles de Gaulle. Très tôt, ses supérieurs remarquent son travail et sa " personnalité marquée ".Retour sur les qualités exceptionnelles , les différents postes et le dynamisme d'un grand chef militaire.

ALPHONSE PIERRE JUIN (1888-1967)

D'origine modeste. Alphonse Juin, futur maréchal de France, est né le 16 décembre 1888 à Bône, en Algérie Française., d'une mère corse et d'un père vendéen, gendarme de son état.
Boursier, il effectue ses études secondaires à Constantine, puis à Alger.
Le 7 octobre 1909, il signe un engagement de quatre ans comme soldat de 2éme classe au 1er régiment de zouaves à ALGER .Apres avoir suivi le peloton d'élèves gradés, il est nommé caporal. Plus tard, il obtient le galon de sergent et est affecté à la 14éme compagnie. Le capitaine Mingasson qui commande cette unité, le note ainsi : " Sujet exceptionnel. S'il continue comme il a commencé, il ira certainement très loin. "

Le 15 octobre 1910, à 21 ans, il entre en même temps que Charles de Gaulle à Saint-Cyr au sein de la " Promotion Fez ". deux ans plus tard, il en sort major, reçoit ses galons de sous-lieutenant le 1er octobre 1912, et demande comme affectation le 1er régiment de tirailleurs à Blida, choix dicté par la volonté de mieux connaître l'Afrique du Nord. Afin de pacifier les confins algeros-marocains , la garnison de Blida implantes dans la plaine de la Mitidja au sud d'Alger, forme des unités de marche pour le Maroc. Ce pays qui fascine le jeune sous lieutenant, demeure pour lui un mystère. Comme ses notes personnelles tendent à le démontrer : " Pas un instant il ne m'était venu à l'idée que je pourrais à ma sortie mener une existence d'un officier dans une garnison en France, consistant à tourner à vide dans un cycle d'instruction répété chaque année avec une monotonie désespérante. Je crois même que l'esprit et la volonté de revanche, que certains de mes camarades affichaient pour se réconforter, n'eurent jamais aucune résonance en moi, si bourré d'histoire militaire que je fusse. "

Dés son arrivée en Afrique du Nord, le sous-lieutenant JUIN participe à la pacification de l'Atlas entamée par le général Lyautey. Deux mois après son arrivée, Juin est affecté au bataillon de marche de son régiment qui est engagé au Maroc occidental. Le détachement auquel il appartient reçoit la mission d'établir un point d'appui à Guercif. A la tête d'une section, il participe aux combats dans la montagne aux environs de Taza.
Fasciné par le Maroc, il demande à servir dans les troupes auxiliaires marocaines. Affecté au 1er bataillon de tirailleurs marocains sous les ordres du commandant Poeymirau, Juin vit aux cotés d'un chef de grande valeur. Il dira plus tard que c'est Poeymirau qui lui a appris son métier d'officier : " Poeymirau était un troupier né, un troupier à la française , ayant tous les enthousiasmes, tout les dévouements et toute la candeur que cette heureuse disposition comporte. "
En août 1914 le bataillon auquel appartient le lieutenant Juin est envoyé en France. Il débarque à Sète, puis il est transféré à Bordeaux pour former une brigade marocaine. Celle-ci est envoyée en train à Amiens afin de contenir l'avancée de l'armée Von Kluck qui se dirige vers Paris. Le lieutenant Juin, surpris par une situation inattendue, est blessé pour la première fois aux environs de Château-Thierry lors d'un bombardement d'artillerie : " Je compris incontinent que l'artillerie allemande avait recherché une fourchette pour battre la route, repérable aux arbres qui la bordaient ; mon ordre résultait d'une grossière ineptie de mon propre jugement, je rectifiais mon erreur en criant : " Tout le monde en arrière dans le champ de maïs. "

Bien que blessé, il refuse d'être évacué et reste avec ses hommes. Les opérations se poursuivent à l'Ouest de Soissons où la brigade marocaine est chargée d'enlever les positions allemandes.
Cependant, la compagnie dans laquelle Juin commande sa section, sans liaison avec le reste du bataillon, résiste à toutes les contre-attaques qui tentent de la déloger, Apres une journée et une nuit de combat, la compagnie réduite à une quinzaine d'hommes, est relevée par des élément du 3éme zouaves. Le lieutenant Juin reçoit pour sa bravoure la croix de la légion d'honneur avec citation à l'ordre de l'armée : " Officier se signalant partout par son courage, son coup d'œil, sa décision… "

Le 14 mars 1915, lors d'une attaque surprise contre les positions allemandes dans le secteur de Mesnil-les-Hurlus, Juin est grièvement blessé au bras droit. L'amputation est évitée mais des séquelles ineffaçables l'obligeront définitivement à saluer du bras gauche.Il reste durant huit mois à l'hôpital mais ne peut récupérer l'usage normal de sa main ni de son bras droits. Il part ensuite en convalescence au Maroc, puis retourne au front le 25 décembre 1916.
Quelques mois plus tard, le 16 avril 1917, le capitaine Juin participe avec 1er régiment de tirailleurs marocains à l'offensive Nivelle.

Apres la guerre, Juin se rend à Paris pour suivre les cours de l'Ecole de guerre jusqu'en 1921. dont il s'affirme comme un élève si brillant qu'il sera maintenu, contre son gré, comme professeur stagiaire.
A sa sortie, ses supérieurs le qualifient " d'officier très travailleur " ayant une " personnalité marquée ".
Multipliant les démarches. il est affecté en Tunisie en 1921. Le capitaine breveté Juin fait son stage d'application à Tunis où il est remarqué par le résident général Lucien Saint.
En 1923 sur l'intervention personnelle de Lyautey, il se retrouve au Maroc où il participe à la lutte contre les rebelles dans le rif. Une solide amitié s'instaure bientôt entre l'illustre maréchal et le jeune capitaine. Juin va dès lors concevoir toutes les opérations du Moyen-Atlas au Tafilalet. Pénétré de la doctrine propre à Lyautey, il se révèle aussi bon stratège qu'organisateur avisé et fin diplomate. Cependant, malgré des états de service exceptionnels, son avancement se trouve incroyablement bloqué.

Rembarqué le 10 octobre 1925, il rentre à Paris avec le maréchal Lyautey pour travailler sous ses ordres au Conseil supérieur de la guerre. Alternant, au cours de cette période, combats sur le terrain et fonctions en états-majors, le capitaine Juin apparaît déjà comme un chef remarquable.
En juin 1926, il est enfin nommé commandant.
Devenu chef de bataillon, Juin est, à sa demande, affecté en Afrique du Nord. Le 10 septembre 1927, il se présente au colonel Pichon qui commande le 7éme régiment de tirailleurs algériens à Constantine. Son séjour en Algérie est marqué par son mariage en 1928 avec Cécile Bonnefoy, fille de Maurice Bonnefoy riche propriétaire constantinois. Début 1929, Lucien Saint devient résident général du Maroc. Aussitôt, ce dernier fait demander au chef de bataillon Juin s'il accepterait d'être son chef de cabinet militaire. Réticent, Alphonse Juin demande conseil au Maréchal Lyautey. Celui-ci est formel, il doit accepter. Ainsi, durant quatre ans, le chef de bataillon Juin est associé à la mise en œuvre de la politique de pacification du Maroc. Du fait de ses qualités exceptionnelles , des différents postes qu'il occupe et du dynamisme dont il fait preuve, le chef de bataillon Juin est proposé, par le résident général et le général Nogues, pour le grade de lieutenant-colonel à titre exceptionnel : " On peut dire du commandant Juin, qui est sorti premier de sa promotion de Saint-Cyr, qu'il a largement tenu ses promesses de sa brillante entrée dans la carrière."

La haute personnalité de cet officier se dégage nettement des notes élogieuses qui lui ont été décernées par tous les chefs qui ont eu à l'employer, que ce soit dans la troupe ou dans l'état-major, sur le front de France ou sur le front Marocain (…) Réunit les conditions les meilleures pour être inscrit au tableau d'avancement pour le grade de lieutenant-colonel qui est instamment demandé pour lui par le résident général. "

Promu lieutenant colonel en février 1932, il assure la responsabilité directe de toutes les affaires militaires auprès du résident. Il travaille en étroite collaboration avec les chefs opérationnels et les responsables politiques de la Résidence. Il suit également les opérations sur le terrain et entre en contact avec les généraux français de Loustal, Catroux, Giraud et Huré. Loin de se limiter aux aspects théorique de la guerre, Juin s'interesse de près aux operations. En assumant des responsabilités politiques et militaires, Il trouve qu'il est capable de devenir un grand chef militaire. En octobre 1933, affecté à Paris, il quitte le Maroc avec une nouvelle citation.


Affecté comme professeur stagiaire à l'école supérieure de guerre, le lieutenant-colonel Juin est destiné à prendre la suite du colonel Almayer qui dirige le cours de tactique générale. Sa découverte du haut enseignement militaire le déçoit. Il trouve que les cours enseignés ne correspondent pas aux réalités du moment.
En 1933, celui qu'on surnomme déjà Juin l'Africain est rappelé à Paris. Adepte de la guerre de mouvement et ennemi de l'attaque frontale, ses arguments font impression.
Moins d'un an plus tard , le 23 aout 1934, il obtient une mutation et rejoint le 3eme régiment de zouaves à Constantine, ou il sert pendant plusieurs mois comme commandant en second. Il se consacre à l'écriture d'un livre : l'achèvement de la pacification marocaine, méthodes et programmes. Dans son étude, il souligne l'intérêt de la formation sur le terrain qui impose une certaine vision de la réalité, proche de celle d'une vraie guerre. A ses yeux, le Maroc est une excellente école pour les chefs et leurs états-majors.
Le 09 mars 1935, il prend le commandement du 3éme régiment de zouaves et il est promu colonel le 25 juin suivant. Le colonel Juin montre alors son opposition à l'enseignement des doctrines héritées de la grande guerre. Il pense que les conflits futurs seront des guerres de mouvement et de fronts discontinus et tente de préparer son régiment à ce type de conflit. Le 10 mars 1937 , il quitte le commandement du 3éme régiment de zouaves et est chargé par Nogues de diriger le travail des états majors qu'il a sous sa responsabilité à Paris et a Alger. Il donne une nouvelle fois entière satisfaction : " (…) Il y a intérêt à donner les étoiles au plus tôt à un officier qui exerce déjà les fonctions de général et qu'il faut pousser puisqu'il est apte aux plus hauts commandements (le général Nogues). "

Pour obtenir ces " étoiles ", il suit les cours au centre des hautes études militaires qu'il quitte en notant les insuffisances françaises en terme de préparation matérielle et de conceptions stratégiques.

Le 26 décembre 1938, le voici élevé au grade de général de brigade. Il a tout juste cinquante ans et se retrouve enfin à un niveau d'avancement plus conforme à ses mérites. Il retourne à Alger pour la préparation des mesures de mobilisations de quatorze divisions à lever en Algérie et en Tunisie. Les événements se précipitent en Europe. Les troupes allemandes entrent à Prague au mois de mars 1939. Le 1er septembre, elles franchissent la frontière polonaise, et le 3, la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l'Allemagne.
Le général de brigade Juin, préférant être présent sur le théâtre d'opérations européen plutôt qu'en Afrique du Nord, cherche à obtenir un commandement en France. Appuyé par Nogues, il est désigné pour le commandement de la 15eme DI et mis en route pour la France le 4 décembre 1939. A son arrivée, la division, bien équipée, est placée en position de réserve du grand quartier général, ce qui permet à Juin de préparer ses troupes en mettant au point des manœuvres offensives et défensives. La 15eme DI prévue dans une masse de manœuvre que le haut commandement veut porter en Belgique si celle ci est attaquée par l'Allemagne. Le jour de l'affrontement arrive. Le 10 mai 1940, les panzers allemands entrent en Belgique et le gouvernement à Bruxelles fait appel aux Alliés. Le haut commandement français donne l'ordre au général Juin de mettre en route sa division vers la Dyle ou il doit occuper, conjointement avec la 1ére division marocaine du général Mellier, le secteur de Gembloux.


Arrivé sur la ligne de résistance au matin du 11 mai 1940, Juin donne ses instructions pour organiser le secteur. La défense de la ligne Namur-Bruxelles est assurée par la 15eme DI et la division marocaine de Mellier, son ancien camarade du Maroc. Pendant quarante huit heures, Juin et Mellier tiennent en échec l'offensive allemande d'avancer en direction de Saint-Quentin et Amiens. La poussée allemande contraint le haut commandement français à ordonner la retraite. Le 15 mai, Juin doit diriger la 15eme DI vers Lille. Pendant quinze jours, il repousse les offensives allemandes jusqu'à épuisement total de ses munitions. A la tête de cette valeureuse unité, il tient tête a l'ennemi dans le saillant de Valenciennes, couvrant ainsi la retraite anglaise de Dunkerque. Progressivement débordé sur les ailes, il est enfermé dans les faubourgs de Lille.
Mais l'armée française est vaincue : Il est trop tard pour le général Juin qui a décidé de rester avec ces hommes. Il est fait prisonnier le 30 mai 1940 par le général Von Reicheneau commandant la VIeme armée allemande et envoyé en détention à la forteresse de Königstein en Allemagne.

Rapatrié sur la demande du maréchal Pétain, il est promu général de corps d'armée et nommé commandant en chef pour l'Afrique du Nord, le 20 novembre 1941, après le rappel du général Weygand.

Lors du débarquement allié en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, Juin pousse Darlan à proclamer le cessez-le-feu et favorise le ralliement à Giraud. Il passe des accords avec le commandement américain, ordonne la mobilisation et déclenche les hostilités sur le front tunisien, le 19 novembre.


Nommé général d'armée en décembre 1942, il commande de mai 1943 à Juillet 1944 le corps expéditionnaire français qui va se couvrir de gloire en Italie.

Vainqueur sur le Garigliano, il offre aux Américains une voie triomphale et leur ouvre les portes de Rome, le 4 juin 1944.

Rappelé à Alger comme chef d'état-major de la Défense nationale, il transmet son commandement au général de Lattre de Tassigny, le 23 juillet 1944.Il assumera ensuite la haute fonction de résident général au Maroc.

De 1952 à 1956, il exerce la charge de commandant interallié des forces atlantiques terrestres du secteur Centre-Europe.

L'année 1952 marque pour Alphonse Juin l'apogée de sa carrière. Promu à un commandement éminent, il est, par-dessus tout, élevé le 8 mai à la dignité de maréchal de France et, comme le veut la tradition, il est élu la même année à l'Académie française.

Après avoir triomphé de tous les obstacles, donné tant de gloire à la France et atteint à l'honneur suprême, Juin verra les dernière années de sa vie assombries par la guerre d'Algérie. Fidèle à ses origines, il exprime loyalement son attachement à sa terre natale et, en 1962, il fait publiquement état de ses divergences quant à la politique algérienne du président de Gaulle. Ce dernier le prive alors de toutes ses prérogatives.

Le maréchal Juin s'éteint au Val-de-Grâce le 27janvier 1967. La France lui fait des funérailles nationales et il est inhumé aux Invalides.







M. Robert Lacroix, Président des Anciens du Corps Expéditionnaire Français en Italie,recevant des mains du Maréchal Juin, le 30 Mai 1955 à Alger, le Drapeau de ce Corps Prestigieux qui s'est illustré en particulier au Mont Cassino





Historia N° 254 Janvier 1968

Y A UN AN

La peine de la France fut immense quand elle apprit, il y a un an ce mois-ci, la disparition de son dernier maréchal, Alphonse Juin. Ce n'était pas seulement son plus prestigieux chef de guerre, le vainqueur de la campagne d'Italie qui disparaissait, mais aussi un homme de cœur et de caractère. Il était aimé pour sa droiture et son énergie, pour son refus des compromissions, pour sa modestie aussi et pour son accueil si bienveillant. Il fut admiré et aimé à la fois ? ce qui n'est pas le privilège de tous les grands hommes. Son souvenir ne sera pas oublié. Maurice Genevoix l'évoque pour nous. .

LE MARECHAL JUIN
Par Maurice Genevoix
de l'académie française

Paris a rendu l'an dernier au maréchal Juin un émouvant et digne hommage. On peut croire que les familiers du grand soldat, les chefs qui eurent l'honneur de servir sous ses ordres, lorsqu'ils rappelaient l'éminente valeur du stratège et l'éclat de ses victoires, rejoignaient en pensée la foule de ses anciens soldats : ceux-là mêmes qui montaient, perdus dans les interminables files des Invalides, vers la dépouille de leur chef pour le saluer une dernière fois.
Rien de plus naturel et de plus légitime que ce rapprochement sentimental. Qu'il me soit permis de l'écrire à travers le souvenir de l'homme ? le maréchal Juin l'eût souhaité. Je voudrais que l'on m'accorde de dire pourquoi.
Il s'est trouvé que les dispositions du règlement académique m'avaient, en 1953, désigné pour l'accueillir au nom de ses nouveaux confrères. Je ne l'avais, jusqu'alors, jamais vu. C'est le souci d'information que me dictait la circonstance qui provoqua nos premières rencontres.
Tout de suite, dès la poignée de main, par la vertu du regard direct, grâce au ton de la voix sans apprêt, à la chaleur de la présence, je sentis tomber une à une les barrières qu'auraient pu élever une compréhensible timidité, un trop naturel respect humain. Ou plutôt, je me rendis compte que ces barrières n'avaient pas de raison d'être.
De cette aisance initiale, l'admiration ne devait point souffrir, bien au contraire. Car il me fut vite évident, à travers les propos, les récits, les seuls comptes rendus de tiers qui le connaissaient bien, en l'occurrence ses collaborateurs les plus fidèles et les plus proches, que cet homme si simple, si discret sur son propre compte, si cordial et si facile aux échanges humains, au devis, était un homme exceptionnel, dont la stature grandissait a mes yeux à mesure que je le découvrais.


Le nouveau maréchal en compagnie d'Antoine Pinay.

Les débuts d'une carrière

Qu'il ait été major de sa promotion à Saint-Cyr, que ses premières armes de jeune officier l'aient ramené vers cette France nord-africaine où il était né, ce ne sont pas des signes majeurs où se décèle le futur grand chef. Vocation, " parfaite aptitude à vivre au sud du 35, parallèle ", instinct et goût du combat, du baroud, rien de tout cela qui le singularisât parmi beaucoup de ses condisciples, de ses camarades et de ses jeunes émules militaires. Et pas même ses mutilations ; pas même, bientôt, l'Ecole de guerre. Mais peut-être, déjà, une réflexion plus profonde sur ses premières expériences de guerrier, une manière non commune de s'augmenter ainsi et de faire face à l'événement futur pour des enrichissements nouveaux.
Déjà l'exemple de Lyautey, auprès duquel il sert,. un temps comme aide de camp, les brocards dont le grand Marocain poursuit les " kriegspielards à tous crins, incapables de rien saisir au-delà du cercle étroit des thèmes tactiques et des règlements militaires où ils se sont enfermés ", en même temps qu'ils le frappent et l'émeuvent, touchent au vif son intelligence.
Déjà aussi, à l'Ecole de guerre, des esprits libres et originaux comme celui d'un Henri Bidou l'ont conduit à penser que les hautes intentions stratégiques, génératrices des possibles victoires, autant que de l'art militaire, procèdent de la connaissance des hommes. Cela rejoint ses souvenirs de combattant, dans un accord intime et fort dont il s'inspirera, désormais.
Je ne puis pas le suivre ici à travers les étapes de sa carrière et de sa vie. Soldat de vocation, il a pris de cette vocation une conscience de plus en plus vive, dont la bravoure est un des éléments (deux fois blessé, cinq fois cité comme jeune lieutenant de troupe, cela, qui va de soi, n'en doit pas moins être rappelé). Mais d'autres clartés vont suivre, pour une confirmation stable et forte, finalement éclatante et perceptible aux yeux de tous.

Après la défaite

Tandis que le combattant de 14 rapportait des tranchées la notion d'une armée fraternelle, faite de soldats " venus de tous les horizons, rapprochés dans la misère et dans la gloire par une camaraderie totale, plus sainte que bien des amitiés ", le divisionnaire de 1940, après avoir brisé net, dans la trouée de Gembloux, l'effort de percée mené par deux Panzerdivisionen, peut se convaincre qu'un succès tactique local perd toute son efficacité dans une bataille stratégiquement perdue.
Von Manstein, à Sedan, a frappé au point le plus fort de notre ligne de défense, au " verrou " insuffisamment gardé. Le verrou a sauté, et les colonnes blindées ennemies, désormais, ont poussé leurs tentacules à travers les campagnes françaises.
Prisonnier, réclamé par Weygand pour commander nos troupes au Maroc, libéré non sans peine, appelé au commandement de l'armée française d'Afrique après l'arrestation et l'emprisonnement de Weygand qui l'avait reconstituée, le futur maréchal, dans des conditions extrêmement précaires et dures, va mener en Tunisie une campagne héroïque, efficace, qui préfigure déjà ce que sera la campagne d'Italie.


Le Maréchal Juin en Italie

C'est en septembre 1943 que le général de Gaulle appelle Juin à la tête du corps expéditionnaire français. Le 25 novembre suivant, un Douglas s'envole d'Alger, atterrit à Naples dans la nuit, sous la pluie, ayant à bord le général Juin, son chef d'état-major, le général Carpentier, et quelques rares officiers.
Reçu ainsi en parent pauvre, le chef français n'en va pas moins donner sa mesure. La situation n'est pas brillante. Débarqués en Sicile depuis juin, à Salerne depuis septembre, nos alliés anglais et américains piétinent devant la " ligne Gustav ", qui barre la péninsule à 180 kilomètres au sud de Rome.
Peut-être leurs blindés pourront-ils se déployer jusqu'à la plaine du Pô quand cette ligne aura été forcée. Mais il faut d'abord prendre Cassino, qui la barre. Et Cassino résiste, tient bon à tous les assauts. Assauts meurtriers, épuisants. C'est alors que Juin intervient.

la bataille d'Italie s'enlise, Juin frappe

Au Belvédère, il l'a déjà fait, avec deux divisions seulement. Il a percé le front ennemi ; mais, faute de troupes fraîches d'appui, cette percée est restée vaine. Preuve nouvelle, à ses yeux, que ces attaques sur des fronts étroits, cette " stratégie à portée de fusil " ne peuvent aboutir qu'à de faux succès, dérisoires au regard de la terrible usure qu'ils infligent aux assaillants. Il a son plan, à l'échelle d'une vraie manœuvre d'armée. C'est le plan de Juin, qui deviendra le plan français.
Militairement, c'est un chef-d'œuvre. Toute la future manœuvre y est inscrite, au point que la prescience d'un chef y semble forcer l'événement. Tout s'y tient, tout y concourt, par la vertu et par la force d'une personnalité hors de pair.
D'abord, au moment décisif, une expérience longuement méditée, le souvenir du coup de Sedan qui va être " retourné " à l'ennemi, le verrou des monts Aurunci frappé droit et frappé fort jusqu'à ce qu'il ait sauté, l' " envahissement " de la montagne, le goulet d'Espèria forcé, la route Itri?Pico coupée, la route de Rome ouverte aux blindés.
Ensuite ou simultanément, une " connaissance des hommes " qui assigne et répartit les tâches, le froid et tenace Dody chargé de briser le verrou, le Savoyard Sevez et le Rifain Guillaume, avec ses goumiers et ses mules, chargés d'envahir la montagne, l'intrépide et mordant Monsabert recevant la mission d'exploiter hardiment la percée, et aussi la bravoure, le sens de la "camaraderie du front ", qui poussent Juin au cœur du combat, chaleureux et vaillant, remontant les énergies, ranimant la confiance de tous ; et enfin l'intuition, le flair, grâce à quoi, le 12 mai, alors que l'attaque est bloquée, il sent, au raidissement même de l'ennemi, que celui-ci manque de réserves en soutien, galvanise alors son armée, persiste et passe le lendemain.
Désormais, c'est le corps expéditionnaire français qui mène le train et qui le mènera jusqu'à Rome, jusqu'à Sienne et jusqu'à l'Arno. Alexander, qui commande en chef, Clark, qui commande la Vème armée américaine, à laquelle nous sommes rattachés, le reconnaissent et saluent, avec la valeur de nos hommes, la grandeur prestigieuse du chef qui vient d'en appeler avec eux, décisivement, de la défaite et de l'humiliation.
Qui ne reconnaîtrait cette grandeur ? Mais je la vois grandir encore.
Le 22 juillet, le corps expéditionnaire français s'arrête. Plus exactement, on l'arrête. C'est qu'il y a eu Téhéran. Que l'on ait ainsi renoncé à exploiter, à l'échelon d'une guerre mondiale, une victoire qui pouvait conduire, par les plaines Lombardes et Vénètes, jusqu'à Vienne, jusqu'à cette zone des Empires centraux que Churchill, avec sa rudesse savoureuse, appelait " le bas-ventre sensible de l'Allemagne ", l'histoire dira si ce fut bien jugé.
A cette victoire qui eût épargné, peut-être, un lourd surcroît de souffrances et de ruines, Juin, déjà victorieux, croyait certes de toutes ses forces. Mais on l'arrête. Il est soldat. Il obéit.
C'est là, peut-être, qu'il apparaît le plus grand.

Maurice Genevoix
de l'Académie française

EN ECOUTANT LE MARECHAL JUIN

Aux Ecoutes du Monde
43ème Année - N° 1950 - 1er décembre 1961

Devant des officiers de réserves du Centre d'Etudes de Défense Nationale, le Maréchal Juin a prononcé une allocution dont les termes exacts n'ont pas été reproduits, mais dont le texte a été soumis préalablement aux " autorités supérieures ". Le Générale de Beaufort assistait à cette manifestation qui apparut à certains comme une réponse au discours de Strasbourg, auquel n'assistait point le chef du corps expéditionnaire d'Italie.

Quelques jours auparavant, le maréchal, rencontrant quelques journalistes, s'était laissé entraîner à des confidences. Sur le ton de la conversation, et à bâtons rompus :
- A l'Elysée, certains redoutent mes ambitions politiques ! Je suis bien trop vieux. Depuis 1940, la France a fait l'expérience des vieillards, et quelle expérience !

" Et de rappeler que c'est à sa demande, à l'age de soixante-huit ans, qu'il a quitté l'O.T.A.N., pour ne pas répéter l'erreur de Gamelin, maintenu en fonction après la limite d'age. "
- En période de paix, ironise le Maréchal, ni l'opinion, ni le ministre, ni le Chef de l'Etat ne s'aperçoivent que les généraux vieillissent. C'est au feu que leur fatigue physique et intellectuelle apparaît…

Les civils ne vieillissent pas

Le Maréchal s'arrête, et conte cette ravissante anecdote :
- Avant de quitter le commandement du Centre-Europe, j'ai rendu visite au Chancelier Adenauer. Il me demanda la raison de mon départ : " Je suis trop vieux ", lui ai-je expliqué. Un peu surpris, froissé peut-être, il m'a demandé " si je disais cela pour lui ". Alors je lui ai répondu : " Non, certes, Vous êtes un politique, je suis un militaire. Et seuls les hommes d'Etat ont le privilège de ne vieillir point. " Le Chancelier en est convenu.

Leurs " désaccords "

Souriant, détendu, il évoque ce qu'il appelle ses " difficultés " avec le Chef de l'Etat.
- Après le discours du 16 septembre sur l'autodétermination, j'ai exprimé mes inquiétudes dans " l'Aurore ". Le Général a manifesté de l'humeur. Je lui ai alors fait dire : " Puisque tu ne m'as pas compris, expliquons-nous ". Et ce fut le silence. Pendant plus d'un an. Puis un jour, il m'a prié de lui faire connaître par lettre mes observations. Ce que j'ai fait, en publiant ce document…puisqu'on ne voulait pas me recevoir.
" On ne me l'a point pardonné.
" Qu'importe ! Un jour je lui ai dit : Je suis prêt à te renvoyer mon bâton et ma grand-croix, car je n'ai jamais réclamé ni l'un ni l'autre ".
A Saint-Cyr, les deux hommes se connurent peu, quoiqu'ils fussent camarades de " promo ". Leurs relations datent de 1943. Elles furent d'autant plus cordiales que le Général Juin était dénué de toute ambition politique.

L'interdit de séjour

Néanmoins, le Maréchal cache à peine son amertume :
- Je suis interdit de séjour en Algérie, où je suis né, où je possède encore quelques biens.
" Dommage que De Gaulle soit parti d'une idée fausse : celle de l'indépendance, celle de la nation algérienne, comme il a cru à la nation guinéenne ou malienne.
" Il a confondu l'intégration et l'assimilation. Un jour il a dit : " Regardez ces Kabyles, vous n'en ferez jamais des Poitevins ou des Flamands ! " Voilà l(erreur, la confusion avec la francisation.

Le pré carré de papa

Sur le terrain purement stratégique, entre les deux hommes, les divergences ne sont pas moindres. Le général croit à " l'Europe des patries ", à la Sainte-Alliance, au traité de Vienne, à la diplomatie de grand-papa.
- Une armée, dit-il, n'est pas faite pour sortir de ses frontières, mais pour les surveiller, les protéger.
Le Maréchal a dépassé ce stade. Il croit à l'Europe tout court.
- Sans elle, dit-il, pas de défense possible pour la France. Nous ne sommes plus à l'époque de Metternich, mais à l'ère des continents. Un avion traversera bientôt la France en quinze minutes. L'hexagone de grand-papa, le pré carré de nos rois est dépassé ? " Il " ne s'en aperçoit pas.
Evoquant en conclusion le désarroi moral de nombreux officiers, le Maréchal dit encore :
- Il faudra du temps pour refaire l'unité et le moral de l'Armée. Après Waterloo, c'est la conquête de l'Algérie, quinze ans plus tard, qui a, seule permis de refaire l'armée française. Et cela, c'est le général De Gaulle lui-même qui me l'a dit.


Page Précédente RETOUR Page Suivante