MARIE BON DIEU
14 juillet 1997 Claude CAUSSIGNAC

C'est une chronique Bônoise, d'au moins quatre-vingts ans, qui sous la main me tombe : Lettre d'un très vieil oncle parfait Pied Noir, Bônois de surcroît, exhumée en triant des papiers, pouvant ranimer les souvenirs de quelques centenaires... En ces temps, la vie n'était point planétaire, concernant son propre quartier.

Pas d'autos, les premiers trains qu'on construisait, les transports étaient assurés par des équipes de rouliers. Le père de mon grand oncle avait une entreprise qui en deux jours assurait le fret entre Philippeville et Constantine, avec relais au Col des Oliviers. Un bandit Moustache de Panthère - tenait la montagne, mais en le ravitaillant, régulièrement, on évitait tout incident. C'était là, la génération d'avant 1900.

Marie Bon Dieu, c'était plus tard, avant la guerre, la première avant les trains tout de même -et à Bône - Brave femme d'un âge incertain, elle tenait un petit commerce de bonbons, de médailles déclarées bénites, et de cierges. Et cela place de l'Eglise, tout près du collège de Jeunes Filles. Le curé Bernard n'était pas son ami : Elle disait , "ce chiqueur de curé", pour concurrence déloyale, car il vendait les cierges à meilleur prix que les siens. Bien sûr, affirmait-elle, il revend ceux de l'année précédente, qui n'ont pas été allumés, c'est tout bénéfice ! Comme quoi la Discorde peut s'insinuer dans les causes les plus honnêtes, avec grande facilité.

Membre de la Société Protectrice des Animaux, elle engueulait les charretiers venant de la rue du 4 Septembre, parallèle au Cours Bertagna alors Cours National, fouettant leurs chevaux avant de les engager sur le chemin de l'hôpital qui assurément montait rudement.

Elle ne les aimait point : Pourquoi ? L'un d'eux ayant été son ami quelque temps, il rentrait tellement fatigué qu'au lit ne pensant qu'à dormir, il la négligeait complètement. D'où la haine de Marie Bon Dieu, pour toute la corporation, pour des raisons peu spirituelles ! -

Dans son arrière boutique apparaissait souvent un Kabyle, assez fin, d'une trentaine d'année, les yeux bleus, la barbe rousse, et qu'on appelait Jésus Christ. Il prédisait l'avenir, grâce au Coran, avec une façon bien à lui. La clientèle de Marie Bon Dieu était presque exclusivement féminine, c'étaient les élèves du collège de jeunes filles, qui allaient s'y ravitailler en sucreries et autres gâteries. Certaines consultaient le Coran dans l'arrière boutique assez sombre. La cliente introduisait une plume de Sergent Major entre les pages, et l'officiant selon le verset désigné, interprétait. De fait, certains comportements inhabituels des jeunes filles influencées, départs en Angleterre principalement, ont pu être notés en ces temps...

Les cancans de la Petite Ville, signalent rue Bugeaud deux bistros face à face, Ils étaient patrons de diligences. Pour une histoire de licol, ils devinrent ennemis. Dès lors, une concurrence acharnée les mit quasiment sur la paille. Moralité : entendez-vous, le client gobera tout.

Quant à moi, mes premiers souvenirs de Bône remontent à 1930. J'avais cinq ans. Nous allions embarquer sur le Sidi Ferruch, en première classe, pour moutons. Sur la plage du " Lever de l'aurore ", quel beau nom pour une petite chose, premier contact avec les figues de Barbarie, je me suis ramassé trente épines, et la traversée de quelque trente heures a été tout juste suffisante pour les extirper - une heure par épine -.

Des petits cancans de la vie notre univers est tout pavé. Une pensée pour mon grand oncle, radjed m'leh s'il en fut, qui depuis douze ans nous a quitté. Il aurait eu bien cent sept ans. L'horloge du temps est inéluctable, une génération arrive, une génération passe, cela n'a que peu d'importance, éternel renouvellement. L'Ecclésiaste en a dit autant!

(Revue Ensemble N° 212, pages 31-32, avril 1998)


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