LA CORNICHE, SAINT- CLOUD - LES - PLAGES ET LE CAP DE GARDE
de Louis ARNAUD

Du cap de Garde au Cap Rosa, la côte est une splendeur
Les contours du Golfe sont d'une harmonie sans défaut ; la terre et la mer, partout, se mêlent sans heurts et, même sans grand fracas, les jours de tempête.

Vers l'est, c'est une immense plage qui s'étend de l'embouchure de la Seybouse jusqu’au Cap Rosa. Son large ruban de sable blond borde le Joli bleu de la mer qu'elle sépare des monts de Souk-Ahras et des confins tunisiens qui s’estompent! dans le lointain fluide. Le gris bleuté de ces monts ne semble être qu'une nuance assortie au bleu de la mer et au bleu du ciel, placée, là, pour les empêcher de se confondre à l'horizon.

Vers l'ouest, de l'autre côté de la ville, et beaucoup plus près d'elle, les coteaux voisins finissent en mourant vers la mer, sans lui opposer la moindre défense. Les bords rocheux et les plages qui se suivent, en alternant, jusqu'au Cap de Garde, semblent pareillement s'offrir à recevoir ses flots. La masse sombre et majestueuse de l'Edough qui s'élève à l'arrière-plan met plus de grandeur et de noblesse dans le paysage.

C'est un spectacle d'une beauté à la fois simple et saisissante.

Avant 1870, un seul chemin menait au rivage méditerranéen, celui du Fort Génois.
II se greffait, au pont du Zafrania, sur la route de l'Edough qu'avait ouverte, en 1842, le Général Randon.

Après avoir suivi un trajet quelque peu sinueux, entre ce vieux pont et la Pépinière, il longeait le côté Est de notre joli parc d'autrefois et ne parvenait à la mer qu'à l'embouchure de l'Oued-Kouba, ayant ainsi parcouru trois kilomètres à l'intérieur des terres.

Plus tard, après le transfert du cimetière sur son emplacement actuel, un autre chemin, qui partait de la Cathédrale pour aboutir à notre Champ de repos, en sui-vant le côté Ouest de la Pépinière, était venu former, jusqu'à son croisement avec le Chemin du Fort Génois, qu'il rencontrait devant la Pépinière, une sorte de variante, qui remplaça presque, à l'usage, le tronçon originaire du Chemin du Fort Génois.

Par ailleurs, le Chemin de l'avant-port n'allait pas plus loin que la jetée Babayaud et l'on n'accédait à la mer de ce côté-là, que par une simple piste qui s'arrêtait à la pointe du Lion.

Cette situation devait fatalement amener la Municipalité de Bône à envisager la création, à partir de cette pointe, d'une route qui, en suivant le bord de la mer, irait rejoindre le Chemin du Fort Génois.

Telle fut la genèse de notre jolie corniche, proprement dite, c'est-à-dire celle qui passe devant le Lever de l'Aurore et Saint-Cloud-Les-Plages.
La construction de ce chemin de corniche ne se fit naturellement pas sans expropriations et, par conséquent, sans procès, dont certains ne se terminèrent qu'au début de ce siècle après avoir connu tous les degrés de juridiction, y compris la Cour de Cassation et le Conseil d'Etat.

Mais cela importait peu, car les Bônois allaient pouvoir jouir d'une promenade idéale, telle qu'aucune autre, en Algérie, ne pouvait la surpasser en harmonie et en beauté. Lors, ils délaissèrent bien vite l'Orphelinat, le Ruisseau d'Or, les Béni-Ramassés et l'Oued Forcha qui avaient été, jusque là, des lieux préférés de leurs exodes dominicaux, pour faire leur tour de corniche, religieusement tous les dimanches, en fin d'après-midi.

En suivant ce chemin de l'avant-port qui côtoyait la mer sans la moindre interruption, on parvenait d'abord à la « Grenouillère » .
C'était une belle plage spacieuse, largement incurvée, située en contrebas de la route oui montait vers la pointe du Lion.

Appuyée contre l'enracinement de la jetée Babayaud, elle allait jusqu'au pied de la falaise au sommet de laquelle se trouve l'ancienne batterie déclassée du Lion.
C'était la plage la plus fréquentée de la ville.

La société bônoise aimait à s'y retrouver, aux fins d'après midi de ces étés excédants que l'on subissait alors.
On y venait, en suivant les quais de la darse et le chemin de l'avant-port à pied, ou en omnibus traînés par trois chevaux, ou en petits breaks légers, et le trajet ne coûtait que deux sous par personne. II y avait eu, autrefois, un petit bateau à vapeur, le « Rif », qui partait du quai Warnier et qui traversait l'avant-port dans toute sa longueur. Mais cette initiative ne dura pas et ne fut reprise que quarante ans plus tard, alors que la « Grenouillère » n'était plus la plage mondaine du siècle passé. Un moto-boat, plat et mafflu, en fin de carrière, sommairement aménagé pour transporter le plus grand nombre possible de voyageurs, et muni d'un ancien moteur d'automobile, parcourait le même trajet qui n'avait plus le charme d'autrefois. Le seul souvenir qu'on ait pu garder de ce pauvre essai de tourisme à bon marché, se rapportait à l'aspect sordide de cette ancienne barque à graviers, grossièrement transformée en bateau-promenade et à l'appel lancé par l'homme chargé d'attirer la clientèle au départ du quai : « Allez, M'sieu-Dames, Montez ! N's'en allons ! »

Il y avait aux deux extrémités de la plage deux établissements bien achalandés, avec de grandes terrasses en planches d'où l'on dominait la plage entière. Contre la jetée Babayaud, c'était « La Brise de Mer », et, à l’extrémité opposée, c'était « La Grenouillère », plus vaste comme établissement, et mieux placé par rapport à la mer, à la plage et à la route de la corniche, qui commençait et que l'on pouvait voir de la terrasse.

La plage était entièrement envahie, tous les soirs, par des groupes de personnes assises ou à demi allongées à même le sable. Les baigneuses, enveloppées dans de larges costumes de bains que recouvrait souvent encore un adjuvant vestimentaire, passaient à travers ces groupes, avec un effarement pudique que le rouge de la honte au visage complétait presque toujours.

Le nudisme, le bikinisme et le rôtissage solaire ont fait disparaître ces émois charmants pleins de candeur et qui donnaient aux choses les plus simples et les plus ordinaires comme un parfum de poésie et d'ingénuité.

Les baigneurs et les baigneuses s'ébattaient sur le devant de la plage, dans un espace limité par des cordes, au delà desquelles ne devaient pas s'aventurer ceux qui ne savaient pas suffisamment nager.

Les autres, ceux qui connaissaient les hardiesses de la brasse ou les souplesses du crawl, pouvaient aller jusqu’à un radeau ancré à quelque cent mètres des cordes et même jusqu'à la bouée lumineuse située à plus d'un demi mille de la plage.

Cette bouée portait un feu, la nuit, pour indiquer l'extrémité de la future Jetée du Lion que l'on allait construire. L'aller et retour de la plage à la bouée lumineuse, constituait un test de l'endurance des bons nageurs.

La vieille « Grenouillère », la plage mondaine d'autrefois qui faisait partie de la vie bônoise, n'est plus. Finies, les toilettes claires et les ombrelles légères aux couleurs vives qui faisaient penser à quelque Kaléidoscope animé et vivant.

Tout a disparu pour permettre la construction de dépendances du port et il ne reste plus rien de ce petit coin de sable, si Joliment évocateur du « Temps de la douceur de vivre ».

Qui se souvient encore de la « Grenouillère », de la Belle Epoque, des Dames qui se rassemblaient en rond pour mieux bavarder, des enfants qui jouaient, fai-sant des pâtés ou des forteresses avec le sable, et des gommeux qui se promenaient en costume blanc, de fla-nelle ou de coutil, et canotiers de paille ou panamas, sur le bord de la plage, à la limite extrême où venait mollement mourir le flot en gémissant sourdement.

Puis, c'était le tournant de la vieille batterie du Lion d'où l'on embrassait, du regard, le golfe tout entier.
Au-dessous, immobile et rigide, un superbe lion que les flots et les vents avaient sculpté dans le roc semblait monter la garde à l'entrée de la rade.
Ce rocher symbolique avait inspiré notre vieil architecte communal, M. Gonssolin, qui l'avait fait entrer dans les armoiries de notre ville.
Ce lion de granit qui, depuis des millénaires bravait fièrement et stoïquement les vents et les marées dut disparaître, un jour, à jamais cependant, sur un simple ordre de l'autorité militaire à cause d'un projecteur ins-tallé dans le fort voisin que sa présence gênait.
Ce projecteur devait pouvoir balayer de ses faisceaux lumineux, la nuit, la surface du golfe, afin de veiller à toute approche de sous-marins, et l'énorme masse rocheuse aurait pu être un obstacle, parait-il, à l'accomplissement de cette opération.

Le lion symbolique, qui avait assisté au débarquement des fusiliers marins de la « Béarnaise », embossée tout près de lui, au petit matin du 27 mars 1832, ne fut, en réalité, pas complètement détruit : les trois quarts de son corps furent enliés dans la maçonnerie et, seule, la tête magnifique à la crinière de granit brunie par le sel marin fut coupée au niveau de l'arasement du blocage de la jetée du nouvel avant-port.

Le Rocher du Lion, la « Grenouilllère », le jardin des Ponts et Chaussées et le Joli chemin de l'avant-port, décor de rêve qui avaient enchanté nos regards d'enfants et embelli nos souvenirs d'adolescents ont été anéantis par la loi inexorable du Progrès.

La pointe du Lion contournée, c'est le « Lever de l'Aurore » qui surgit avec, sur sa gauche, le Joli cimetière musulman et, tout au fond, le flanc de la colline que gravirent, avec d'Armandy, les vingt-six marins de la « Béarnaise » pour s'emparer de la Casbah et réaliser « Le plus beau Fait d'Armes du siècle ». Une stèle sur le bord du chemin indique l'endroit d'où sont partis les vingt-sept héros qui ont accompli ce fait d'armes.

Il y a cinquante ans, il n'y avait là que de rares maisons et le cimetière musulman se détachait délicatement sur l'ensemble du paysage. Mieux encore, peut-être, que pour le cimetière d'Eyoub où reposait Aziyadé, la description de Loti pouvait avoir, ici, tout son sens et surtout tout son charme funèbre.

« Ce cimetière, avait dit Loti, en parlant de celui d'Eyoub, d'où l'on voyait la Corne d'Or, n'avait pas l'horreur de nos cimetières d'Europe, sa tristesse orientale était plus douce et aussi plus grandiose ».

Après avoir longé l'importante villa Galtier, ancien entrepreneur au Canal de Panama et entrepreneur, avec Louis Jammy, du Port de Bône, et franchi le tournant en épingle à cheveux de la plage Gassiot, le Chemin de la Corniche redescendu presque au niveau de la mer, suivait une ligne droite impeccable.

Il venait alors butter contre un mamelon que l'on appelle la « Colline des Anglais », à cause d'une ,jolie et pittoresque villa qu'un industriel britannique, M. Charles Mair, avait fait construire sur son sommet.

Charles Mair, homme replet, au visage fortement coloré, loyal et sympathique, que barrait une petite moustache blanche taillée en brosse, est enterré avec sa famille, dans la terre bônoise qu'il a aimée au point de la préférer à son Ecosse natale, dont il n'avait voulu conserver, en ce château perché et battu par les vents, qu'une réminiscence approximative et lointaine.

Le Chemin de la Corniche s'infléchissant brusquement sur sa gauche allait, ensuite rejoindre la vieille route du Fort Génois qui passait à peine à cent mètres
du bord de la mer en contournant le superbe Marabout de Sidi-Ben-Kerim qui se dressait tout seul et tout blanc, sur une légère éminence qui lui permettait de dominer tout l'alentour et la mer.
Ce mausolée qu'on ne voit plus aujourd'hui, tant il est masqué par les villas construites autour de lui, mettait dans ce décor trop Occidental une note d'Orientalisme tout à fait opportune.

Mustapha Ben Kérim à la mémoire de qui il avait été élevé, avait été l'un des premiers notables musulmans qui s'étaient ralliés à la France, dès 1830, lors de la première occupation de Bône.
Après le départ du Général Damrémont, qui l'avait pris en estime, et l'abandon de la ville, il avait dû se réfugier à Alger pour échapper au courroux de ceux qui lui reprochaient la trop vive sympathie qu'il n'avait pas craint de manifester pour les autorités occupantes.

Après la prise de la Casbah, deux ans plus tard, il était revenu se mettre à la disposition du Général d'Uzer qui avait fait de lui son homme de confiance.

N'eut-il pas été possible de conserver intact un paysage marqué d'un caché si parfaitement indigène et, même de le caractériser davantage en le parant de quelques palmiers.

Le marabout du Bois-sacré de Blidah ne méritait, certes pas, au point de vue touristique et local, plus d'égards que le marabout de Sidi-Ben-Kérim qui regar-dait orgueilleusement la mer qu'il ne voit plus aujourd'hui.

Au pied de la « Colline des Anglais », adossé à la falaise était un établissement de bains de mer, complété par un restaurant fameux, que l'on appelait « la Plage Luquin », du nom de leur tenancière qui en était égale-ment la propriétaire.

Le restaurant, exploité dans une solide et vaste bâtisse de maçonnerie, était réputé et la plage enserrée entre la promenade et la montagne avait ses fidèles habitués qui étaient nombreux et choisis.

La plage Luquin a fait place à une Jolie villa qui, comme le marabout Ben-Kérim, est cachée par d'autres petites villas entassées entre le bord du chemin et la mer, complètement invisible de la route à cet endroit.

I1 est à peu près certain que les habitants d'Hippone venaient dans les parages de cette colline idéale, aussi bien du côté de l'embouchure de l'Oued Kouba que du côté de la plage Luquin, pour changer d'air et réparer leur santé débilitée par le voisinage des marécages causés par les débordements du lac Fetzara, de la Boudji-mah et de l'Oued Deb, proches voisins, à l'ouest, de la grande cité Romaine. De nombreuses inscriptions, des colonnes, des débris de mosaïques et des traces d'habitations ont été retrouvés, tant d'un côté que de l'autre, qui semblent prouver que les riches commerçants de la ville voisine devaient avoir, là, des maisons de campagne.

Ce banc de rochers qui va de la plage Gassiot à la pittoresque colline parallèlement à la promenade de la Corniche (présentement boulevard Jean Tapie) pourrait bien être, alors, le vestige d'un ancien quai où venaient aborder les barques qui amenaient les villégiateurs.
On a même supposé que c'est là, dans ces parages, que devait se trouver le fameux Aphrodisium, ou temple de Vénus, signalé par Ptolémée, comme étant situé « à trois kilomètres de la ville ». De cette précision kilométrique est née une controverse qui voudrait que ce fa-meux temple fut établi sur l'emplacement de la Mosquée de Sidi-Mérouane et non pas près de l'Oued Kouba.

Le retour de la promenade de la Corniche se faisait le plus souvent, par le chemin du Fort Génois, à l'intérieur des terres.
C'était un joli parcours sous la ramure légère des grands frênes qui bordaient la route, très praticable alors, en l'absence des automobiles.
Au carrefour de la Ménadia qui n'était qu'un quartier tranquille et presque désert, le joli faubourg de Saint-Cloud-les-Plages touchait à sa limite extrême du côté de la ville.
Tous ces lieux, déserts aux premiers temps de l'occupation française, ne se sont peuplés que très lentement.
Avant la fin du siècle dernier, les habitants sédentaires étaient très rares.

Le dérasement de la colline des Santons a supprimé la barrière infranchissable qui séparait la ville de ce joli morceau de la campagne bônoise. Mais c'est depuis l'ouverture du boulevard Narbonne et le développement du quartier Beauséjour que Saint-Cloud a pris véritablement son essor, un essor trop grand, trop brutal et trop cruel, à mon sens.
La campagne, si proche de la ville, jadis, s'est éloignée et est devenue inaccessible aux promeneurs pédestres.

De tous côtés, en effet, des cités se sont créées, recouvrant de leurs innombrables petites maisons blanches et roses, les jardins et les prés fleuris des anciennes propriétés Rossy et Boulineau. La route du Fort Génois est devenue l'avenue Pétrolacci, du nom d'un ancien Maire de la ville, et les grands frênes, qui lui faisaient tant d'ombre et tant de beauté, ont été inexorablement abattus.

Et, même, on n'a pas craint de construire, dans ce nid de verdure d'autrefois, d'inesthétiques buildings en ciment armé qui semblent vouloir rejoindre le ciel et qui ne réussissent qu'à enlaidir les tendres perspectives d'antan et saccager un paysage édénien.

Tout le charme naturel, si poétique, de Saint-Cloud a été détruit par ces lotissements qui auraient très bien pu trouver leur place ailleurs si l'on avait eu, tant soit peu, le souci de sauvegarder la parure naturelle de la ville que l'on a surnommée : « Bône la Coquette ».

Saint-Cloud-les-Plages n'est plus la campagne, c'est encore à peine une banlieue, et, sans doute, un Jour, ne sera plus « les Plages ».

Saint-Cloud-les-Plages... Ce nom évocateur de la banlieue parisienne auquel s'ajoutent une couleur de sable nord-africain et la fraîcheur des embruns méditerranéens, fut donné à ce quartier naissant par Henri Narbonne, fervent adepte de ce coin paisible, qui y demeura longtemps, dans sa villa, en face de la Maisoncoop.

Il fut, avec Philippe de Cerner, directeur du Mokta, le protagoniste et l'animateur de la poussée vers les Plages et c'est à juste titre que le boulevard qui relie maintenant ce quartier à la ville porte son nom.

Je ne sais, cependant, si nos édiles, en baptisant cette belle artère de son nom, ont pensé au créateur, et surtout au parrain de Saint-Cloud-les-Plages, plutôt qu'au Maire de Bône qu'il fut et dont ils ont entendu perpétrer le souvenir.

Les fêtes de Saint-Cloud-les-Plages, au début de septembre de chaque année, étaient les plus belles de Bône, elles duraient une semaine entière. Elles étaient l'occasion d'une grande tombola dont le lot principal était cons-titué par une parcelle de terre de trois cents mètres carrés située dans le périmètre de Saint-Cloud-les-Plages.
Pouvait-on mieux faire pour lancer une station balnéaire ?

VERS LE CAP

« Une large Baie, arrondie en courbe molle et suave comme celle de Naples » a dit Louis Bertrand, en parlant du Golfe de Bône.
Quelle poésie et quelle majesté en une sobriété d'expressions sans pareille.

Cent mots, mille mots, n'en diraient pas davantage et n'exprimeraient pas mieux le charme et la beauté du spectacle grandiose, qui, de la colline de Saint-Augustin, ou d'un point quelconque de la route menant au Cap de Garde, s'offrent à la vue du promeneur ébloui et ravi.

Le chemin, l'un des plus anciens créé par les Français, s'appelait autrefois « Route du Fort Génois », car il n'allait que jusqu'au mouillage de ce nom, dont l'origine remonte assez loin dans le Passé - au XIV""' siè-cle - à l'époque de l'occupation espagnole.

Il y avait là, au bout de ce chemin, un phare rudimentaire qui signalait aux navires l'emplacement du mouillage.
Un simple sentier le continuait pour aller jusqu'aux rochers du Cap de Garde, que les Arabes appelaient Ras-el-Hamra, la tête rouge.

Aujourd'hui, la route du Cap de Garde s'est substituée au vieux chemin du Fort Génois et au sentier rocailleux d'autrefois.
La route, proprement dite du Cap de Garde, large et superbe, ne commence qu'après la traversée de Saint--Cloud-les-Plages, après le boulevard Félix Pétrolacci, ou le boulevard Jean Tapie, selon que l'on veuille passer par Beauséjour ou par les Quais, pour aller jusqu'au Cap.
Elle se poursuit sur près de dix kilomètres de longueur, en longeant sans cesse la mer, dans le plus joli décor et la plus lumineuse atmosphère du Monde.
Il y a soixante ans, cette route était presque déserte.
Bien rares étaient les promeneurs qui s'aventuraient au delà de la plage Fabre.
Seuls, d'intrépides amateurs de pêche parvenaient, jusqu’au Cap. C'était pour eux une véritable expédition, longue et fatigante.

On partait par la porte de l'Aqueduc qui occupait le sommet du dos d'âne que fait la rue qui va de la Poste, ou plus exactement de l'angle de la Prison, au Centre de Santé, et l'on suivait l'ancienne route du Fort Gênois, sombre, déserte, silencieuse et poussiéreuse.

Cette ancienne route, dont l'insécurité était notoire, surtout à son passage devant une énorme pompe rustique est devenue, toute bordée de jardins et de villas, l'élégante et parfumée rue Marcel Vigo, en souvenir du jeune Bônois tombé glorieusement au Champ d'Honneur, au début de la seconde guerre mondiale.

La route silencieuse et déserte allait entre des villas relativement rares et fort éloignées les unes des autres, dont les vastes jardins ont servi aux trop nombreux lotis-sements qui ont littéralement envahi, en moins d'un quart de siècle, cette jolie banlieue, et parvenait enfin à la somptueuse villa Danton qui marquait la fin du quartier de Saint-Cloud-les-Plages.

Danton fut, en association avec son gendre Vaccaro, le premier entrepreneur des travaux d'agrandissement du port de Bône.
Il avait, en 1886, établi sa demeure, entourée d'un haut mur, en bordure sur le chemin du Fort Génois, tandis que son gendre construisait tout près un fort joli petit château à proximité d'un bois de pins.

Après, il n'y avait plus que le vieux Château-vert, vieille guinguette d'autrefois, enveloppée d'épais mystère et de légendes sinistres, d'histoires insensées de riches Caïds guelmois assassinés et jetés dans un puits, de femmes enlevées et violées, de négociants détroussés, tout cela remontant aux premiers temps de l'occupation, à une époque ont ces alentours de Bône étaient dangereux, peut-être, vraiment.

Puis, passé le Pont de l'Oued-Kouba, c'était la belle propriété Court-Picon.
C'était, alors, une demeure de plaisance, pleine d'agrément.

Ses jardins bien ordonnés et sa terrasse entourée de balustres de pierre, n'étaient séparés de la route que par un petit mur de clôture dont la hauteur ne dépassait guère un mètre, sans aucune grille au-dessus, ce qui permettait aux occupants d'avoir le spectacle intégral de la mer, et aux passants, sur la route, de se croire dans l'intérieur des jardins de la villa.

La propriété, au reste, était imposante. Elle comportait de grands bâtiments d'exploitation, et plus de vingt-cinq hectares de terre qui s'étendaient en profondeur vers le vallon de l'Oued-Kouba et sur les pentes de Sidi-Aïssa, tout plantés en vignes et en orangers.

M. Court, qui l'avait créée, était le gendre de M. Picon, inventeur et fabricant de l'amer Picon. L'ancien pharmacien Court prit la suite de son beau-père, et la direction de la maison.
C'est à lui et à son fils aîné Louis, que doit revenir tout le mérite du succès mondial du fameux apéritif dont ils surent Judicieusement organiser la publicité.

Et l'on arrivait ainsi à la plage Chapuis, qui n'eut de vogue dans l'ancien temps, que lorsque le Château-Vert eut sombré, sous le poids d'une renommée, peut-être injuste, mais certainement maléfique et malfaisante pour l'établissement.

La Plage Chapuis qui formait le centre de la baie de l'Oued-Kouba des anciens Bônois était ainsi appelée parce que toutes les terres qui entouraient cette petite plage, en forme d'angle droit, coincé dans un creux de chemin montant, appartenait à un M. Chapuis, principal clerc du notaire Dichl lui-même propriétaire des terres qui s'étendaient également à l'entour de la plage.

Le Café-Restaurant qui s'y trouvait avait été exploité au début, sous diverses enseignes successives. Enfin, dans les derniers temps, il ne fut jamais plus désigné que sous le nom de « Plage Chapuis » ou « Mer Chapuis ».
Pour y arriver c'était un vrai voyage au long cours.
On prenait un vieil omnibus tiré par trois chevaux que conduisait d'abord le père, puis le fils Hernandez, et oui partait du Cours, en face de la B.N.C.I.

On pouvait appliquer à ce lourd attelage la description que fit La Fontaine de celui de sa fable : « Le Coche et la Mouche ».

Bien souvent, en effet, les pauvres chevaux, suant, soufflant, montaient péniblement la côte de l'Aqueduc et celle du vieux chemin du Fort Gênois et plus d'une fois les voyageurs étaient obligés de descendre noir alléger le véhicule.

Puis la route escaladait, en une boucle rapide, le pied de la montagne de Sidi-Aïssa, et, surplombant alors, la mer, elle permettait d'embrasser du regard le chemin que l'on venait de parcourir, depuis le pont de l'Oued-Kouba et tout l'Est du Golfe.

C'était le spectacle admirable que cette route blanche toute droite, bordée par un seul jardin, uniforme et continu, depuis ce petit ponceau de bois vieilli, qui passait par-dessus l'embouchure de l'Oued, Jusqu'à l'embranchement de la route conduisant aux Béni-Ramassés, tandis que le fond du décor était constitué par un coteau surmonté par des pins trop verts qui dominaient une mer bleue trop plate et trop pâle, paraissant venir du lointain Cap Rosa pour s'étendre mollement le long de cette route blanche et lécher la falaise amie.

Ensuite, c'était la plage Fabre, nouveau nom de la baie du Grand Caroubier, par où, de 1830 à 1832, les montagnards de l'Edough avaient ravitaillé la ville assiégée par les troupes de Ben-Aïssa qui l'avaient soumise à un blocus sévère.

Ce nouveau nom était celui de M. Florian Fabre, industriel, et Conseiller général, qui possédait les terres environnantes et qui avait fait construire une maison agréable et des bâtiments de ferme, sur le bord de la mer, à l'ombre de grands pins parasols et pistachiers.

La plage était presque enfouie dans la verdure, sous ces grands arbres que le vent du Nord avait inclinés jusque sur l'eau.
De la route, on ne voyait que très peu du sable de la plage, tout près d'une ancienne batterie édifiée là, à grands frais, par le Génie militaire et pourvue de toutes les caractéristiques moyenâgeuses des anciens châteaux-forts, fossé, pont-levis, redans et créneaux.

La plage était alors un centre important de pêcheurs typiquement bônois. C'était « La Caroube » et la qualité de leurs poissons, de quelque espèce qu'ils fussent, était unanimement appréciée et recherchée par les habitants de la Ville.

La plage est aujourd'hui envahie par des cabanons, coquets, sans doute, mais qui ne laissent plus de place suffisante aux pêcheurs, pour étaler, comme autrefois, leurs filets et pour faire bouillir leur chaudière de tanin qui servait à tremper les cordeaux, les palangres et leurs engins de pêche, afin de les rendre moins perméables à l'eau de mer et, par conséquent, plus résistants.

Aussi les pêcheurs qui ne se sentaient plus chez eux, parmi tous ces citadins, plus ou moins pécheurs au plat ou en eau trouble, ont-ils, sans bruit, déserté un à un, leur vieille plage Fabre, pour venir se loger en Ville.

Les macaronades des lendemains d'élections d'autrefois qui avaient inéluctablement la Plage Fabre pour cadre ne sont plus qu'un souvenir pour les vieux de Bône.

La route qui passait au-dessus de la Plage Fabre tournait brusquement vers le Nord et après, une pente rapide, et des virages trop courts, revenait au niveau de la mer, au beau milieu de la propriété Toche qui a donné son nom à la petite plage au sable, fin et gris, situé devant elle, formant une petite anse qui s'ouvre sur une mer toujours immuablement calme.

La maison à un étage et à balcons du maître des terres, s'élevait orgueilleusement, sur le bord de la route, exactement dans l'axe de la petite anse.
Tout était tranquille et serein autour d'elle, la mer était molle, et l'atmosphère fluide et légère.
C'était bien l'endroit rêvé pour le repos tonique nécessaire à l'homme d'affaires, au commerçant surmené par des occupations diverses et nombreuses.

Calixte Toche était justement ce commerçant, brassant, sans cesse, de multiples affaires, qui avait besoin de repos et de détente à certains moments.
Conseiller général de Souk-Ahras, il fut, pendant plus de trente années consécutives, Président de la Chambre de Commerce de Bône, fonctions au cours desquelles il mourut à un âge très avancé en 1911.

Le site était particulièrement agréable, et parfaitement dessiné. De son balcon du premier étage, Calixte Toche pouvait rêver en face d'un paysage idéal.
Devant lui, à ses pieds, le ruban blanc de la route poudreuse allait, en serpentant de plus en plus, vers le Cap de Garde, dont le phare à éclipses venait chaque soir déchirer la nuit par des traits rapides et silencieux ; plus loin, une vigne, puis la mer, la mer qu'encadraient à droite, un îlot, nettement profilé en une masse sombre, et, à gauche, une villa charmante qu'on eut dit placée là, par des mains de fée, pour ennoblir le paysage.

C'était la maison de campagne d'un autre sage qui fuyait, à ses jours, lui aussi, les bruits de la ville et les soucis de sa profession.

M. Napoléon Maggiore, fils de ses œuvres, était parvenu par son travail, sa probité et son intelligence, au poste de Directeur de l'importante Usine à Gaz de la Ville.
A sa retraite, il devait devenir Maire de Bône.
Napoléon Maggiore avait fait construire cette jolie demeure en contrebas de la route, et presque sur la mer.
Les terrasses avançaient au-dessus de l'eau, et une pinède touffue entourait la maison.

Il serait vain d'essayer de retrouver aujourd'hui dans ce qu'est devenue la Plage Toche, le charme paisible et reposant qui avait dû séduire Calixte Toche et Napoléon Maggiore, dont les deux villas sont abandonnées, délabrées et tristes au milieu de chalets pimpants et nombreux et de tant de gaieté et de vie.

La route poudreuse reprenait ensuite sa courbe montante ou descendante, tour à tour, mais toujours sinueuse et zigzaguante.
Elle côtoyait toujours, aussi, la mer immense, éternellement pareille et lamais monotone, ni lassante à voir.

Elle était silencieuse et peu fréquentée, cette route poudreuse, car il n'y avait, sur tout son parcours, de la sortie de Saint-Cloud-les-Plages Jusqu'au Cap, que cinq villas, ou maisons habitées, en dehors de la plage Chapuis et de la plage Fabre, ce qui était vraiment peu pour un trajet de dix kilomètres à travers un paysage édénique.

La belle villa de style mauresque qui se cache dans les arbres, construite il y a plus de soixante ans, par le Comte d'Hérisson-Polasson, apportait sa note plus orientale dans ce paysage africain.
Le Comte d'Hérisson-Polasson s'en est allé vers d'autres cieux, et c'est un restaurant, « Le Belvédère », qui s'est installé dans ce logis aristocratique, élégant et distingué d'autrefois.

Le style mauresque implanté par lui sous ce ciel plein de lumière et d'infini, fit école, dans le quartier. Un propriétaire voisin qui avait succédé au Comte de Sonis, lequel était installé depuis longtemps en ces lieux, dans un vignoble qu'il exploitait lui-même, entreprit de donner à la principale façade du bâtiment de la ferme réservé à l'habitation, une décoration inspirée du même style oriental.
La métamorphose fut si complète, que nul ne saurait reconnaître auiourd'hui dans cette folie maison maures que ce qui fait face à la mer, à l'ombre d'un bosquet de pins, et quelques palmiers, la vieille demeure rustique de nobles fermiers d'autrefois.

A cette ferme de Sonis, que l'on appelait la ferme du Fort Génois, s’arrêtait, jadis, la route du Fort Génois.

En face, c'était la mer, avec cette plage qu'on appelle maintenant « Plage de la Patèle », du nom d'un cabanon qu'avait ainsi baptisé un groupe de joyeux vivants qui venaient là, loin de tout, se délasser aussi, le dimanche, de leurs soucis quotidiens de la semaine.

Sur la droite de la route, était la Batterie du Fort Gênois, aujourd'hui déclassée, devant laquelle s'était placé le cuirassé allemand « Le Breslau », au matin du 4 août 1914, pour tirer cinq salves d'artillerie sur le Sémaphore qu'il avait démoli et mis hors d'état de servir.

Près de cette Batterie, il y eut autrefois, en 1884, un lazaret établi à l'occasion d'une épidémie de choléra qu'un navire, mis en quarantaine, au mouillage voisin, avait importé dans le pays.

Il ne reste plus de cet épisode douloureux de la vie de notre Port et de notre Ville, que le souvenir de l'héroïsme du Docteur Mouilleron, jeune praticien, qui demeura résolument, et sur sa demande, au milieu des cholériques contagieux pour les soigner, ce oui lui valut la Croix de la Légion d'honneur, et un petit cimetière sur le versant Est du talus de la Batterie, où reposent les victimes de l'horrible fléau et les religieuses infirmières qui sont mortes en les soignant.

La route du Fort Génois s'infléchissant sur sa gauche, se poursuit aujourd'hui jusqu'au pied du phare, eu passant au bas de la colline du Sémaphore, après avoir dépassé les carrières de marbre.

Ces carrières, importantes autrefois, ont fourni une grande partie des marbres qu'on retrouve dans les ruines d'Hippone, et, plus récemment, celui du socle de la statue du duc d'Orléans de la place du Gouvernement d'Alger.

Une petite cité de cabanons s'est établie sur le flanc de la colline qui descend en pente douce vers la mer, à l'intérieur du golfe. L'automobile a permis à ces lieux arides et déserts, Jadis, de trouver pendant la saison d'été et, souvent le dimanche, en d'autres temps, un peu d'animation et de vie.

De cette extrémité de la « large baie arrondie aux courbes molles et suaves », on assiste chaque matin au lever du soleil.
On voit le globe de feu émerger, peu à peu, à l'horizon lointain, où le ciel et la mer se joignent et se confondent presque.

Le soleil sort de l'eau pour monter dans le ciel, et c'est sur ce tranquille chemin du Cap de Garde qu'il va darder ses tout premiers rayons.
Tout ce coin de rivage, d'un bout à l'autre de ce joli chemin qui côtoie la mer, et reçoit la fraîcheur et le parfum de ses embruns, resplendit, alors, d'un seul coup, sous la lumière d'or que lui dispense généreusement et en priorité, l'astre Roi.

Peut-il y avoir, de par le monde, d'autres coins plus privilégiés ?

Les montagnes qui forment les hautes falaises du littoral de l'autre côté du Cap, empêchent les vents du Nord de venir refroidir la tiédeur de l'atmosphère et la mer qui scintille sur toute la surface du Golfe, semble faire mille risettes au Roi du Jour.

Il y a, dans ce coin, où toutes les couleurs tendres de la Nature se mêlent : le bleu du ciel, celui plus cru de la mer, l'or fin des sables, l'ocre brun des rochers et le vert des arbres et des prés, où les parfums des champs, et celui dont est chargée la brise marine, se marient si agréablement, toutes les richesses et les splendeurs de la Côte d'Azur et plus encore peut-être.

Il y a surtout ce lever de soleil sur les flots, et ce calme de la Nature, qu'on ne saurait trouver nulle part ailleurs, avec autant de majesté, de sérénité et de plénitude.


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