"LE CINEMA" A BÔNE
Par Henri LUNARDELLI
Photos de Rachid Habbachi

Au temps de ma jeunesse, dans les années 50, la télévision n'était pas encore arrivée à Bône, et pour voir des images animées, tout le monde ou presque allait au cinéma à la fin de la semaine - on ne disait pas " le week-end ", ou alors on était snob.

J'ai gardé des souvenirs précis, très vivaces, de tous les cinémas de Bône, où j'allais d'abord en famille aux séances de soirée du samedi, puis entre copains, plus tard. Le choix était remarquable, si vous pensez que notre ville était somme toute bien provinciale, et tous étaient très facilement accessibles à pied pour qui habitait comme nous en plein centre.

Il y avait les Variétés, rue Bugeaud, à gauche en direction de la place Marchis, juste en face de l'école des Soeurs; plus loin, de l'autre côté de la place Marchis, c'était l'Empire; on continuait encore vers la Colonne, rue Garibaldi je crois, et on trouvait l'Olympia.
Le Varièté
L'Empire
L'Olympia

Pour aller au Rex il fallait tourner à gauche boulevard Morris au bout de la même rue Bugeaud, juste avant d'arriver au square Randon ; la salle était à mi-chemin vers la place Maria-Favre et donnait sur le côté du square.

En allant au lycée Saint-Augustin je tournais à droite devant l'Empire pour prendre le boulevard Papier; je passais devant une salle de cinéma le Vox, devenu ensuite le Forum, qui passait régulièrement des films égyptiens en v.o. Quand ce n'était pas Farid El Atrache, évidemment c'était Samia Gamal, tous deux d'immenses vedettes du paysage audio-visuel arabophone.

Je n'ai qu'un seul souvenir de l'Alhambra, sinon qu'il devait peut-être se trouver du côté de la Colonne. C'était il y a bien longtemps, au début des années cinquante, je devais avoir 6 ans peut-être, et papa et maman m'avaient emmené voir " Le Monde Perdu ". C'était en noir et blanc, l'écran était petit, et vous imaginez bien que la stéréo, à l'époque, c'était de la science-fiction! Mais quelle frousse j'ai eue au moment du combat entre le triceratops et le diplodocus (ou était-ce un tyrannosaure ?) en carton-pâte, avec cris et hurlements caverneux… Cinquante ans plus tard, je revois la scène qui se termine par une chute de dinosaure du haut de la falaise!

Dans le quartier de Beauséjour, boulevard Narbonne, c'était le Majestic. Une grande façade, on entrait à gauche du hall, mais rien dans le quartier n'incitait à la flânerie ; on allait voir le film, et puis on rentrait chez soi.
Le Rex
Le Forum ou Vox
L'Alhambra

Le Colisée était probablement le plus ancien. Il occupait un angle, je crois me souvenir que c'était rue Thiers, et c'était plus une vraie salle de spectacle qu'un simple cinéma, avec des escaliers étroits et raides et une vue plongeante sur la scène où l'écran était installé. J'en ai le souvenir d'une séance d'un film inoubliable (pour moi) du duo Dean Martin- Jerry Lewis qui doit avoir le titre français de " Tu trembles, carcasse ".

Dans la vieille ville, sur la place d'Armes, le Régent : c'est là que j'ai vu un nombre imposant de westerns, et je me souviens aussi d'y avoir eu quelques frayeurs en regardant " Le Chien des Baskerville ".

Il me semble enfin qu'il y avait une petite salle, le Pax, juste à côté du stade de la JSH- Jeunesse Sportive d'Hippone-, entre la rue Sainte Monique derrière la cathédrale, et l'arrière de la caserne Yusuf, au pied de la colline de la Casbah.
Le Majestic
Le Colisée
Le Pax

Le plus beau, le plus chic, le plus central, et mon préféré, c'était Les Variétés, rue Bugeaud. La décoration était moderne, et je revois les courbes de métal doré et les cornets de verre et de métal ajouré des appliques qui éclairaient la salle. Je la trouvais du meilleur goût, bien qu'aujourd'hui je reconnais qu'un esthète impartial pourrait prononcer le mot de " kitsch "…Mais à l'époque, je ne connaissais pas ce mot, et j'accueillais avec joie - et une certaine vénération- tout ce qui nous emmenait plus avant dans la modernité.
Le hall était vaste, bien éclairé, ce qui nous donnait le premier plaisir de la soirée : regarder les affiches des films annoncés qui y étaient exposées. Je n'ai en mémoire que très peu d'affiches de films français, certainement parce qu'ils étaient encore tous en noir et blanc, tandis que les affiches des films de Hollywood et de Cinecittà aux couleurs vives et sans nuances préparaient les spectateurs à la magie du Technicolor : John Wayne dans " Strategic Air Command " et d'innombrables westerns, Kirk Douglas, Gary Cooper étaient nos héros ; et puis Maciste, Hercule et compagnie qui montraient leurs pectoraux bien huilés, dans tous ces péplums italiens pleins d'action et de suspense (mais on savait que c'était toujours Maciste ou Hercule qui gagnait, hein, quand même) avec en plus des trucages incroyables qui frappaient l'imagination du jeune garçon que j'étais, et qui sembleraient maintenant si archaïques aux jeunes générations blasées par les effets spéciaux de Star Wars…
(J'ai certainement gardé une âme d'enfant, car j'apprécie toujours sans vergogne ces bons vieux péplums, et je m'en régale à l'occasion sur le petit écran de la télé.)

Nous allions au balcon, toujours ; les billets étaient plus chers, mais on y avait meilleure vue qu'au parterre.
Une pièce de vingt francs pour l'ouvreuse, qui nous a emmenés jusqu'à nos sièges, numérotés et réservés pour la séance, et nous les a désignés d'un coup de lampe électrique. Première partie, les actualités : le Pathé-Journal, avec le coq qui fait cocorico et cette musique claironnante inoubliable, ou les actualités Gaumont, avec un Pégase sur un ciel étoilé. Les images en noir et blanc des évènements de l'époque : les inondations de Hollande ; l'accident de Levegh qui s'écrase avec son auto dans les spectateurs des 24 heures du Mans ; Dien Bien Phû…

Pourquoi n'ai-je pas de souvenir de beaucoup d'images des " évènements " d'Algérie ? Censure officielle, ou ablation de mon inconscient? Il faut dire que dès qu'on sortait, on les vivait à fond, les évènements, et en direct, on en oubliait les images rapides et la voix nasillarde du présentateur qui semblait parler de choses lointaines et étrangères.

Ensuite, il y avait un court-métrage, ou parfois un dessin animé. (Ah, les Tom et Jerry, quel bonheur !) Et puis les annonces, " la réclame ". Rappelez-vous, le petit nègre habillé en chasseur d'hôtel qui écrivait à la craie blanche sur fond noir, d'un geste rond et élégant, l'adresse de la société de publicité , tandis qu'une voix off la lisait bien clairement en faisant une pause entre les mots…Elle résonne très nettement dans ma tête encore maintenant : " Intermède Publicité, 8 rue Auber, Alger. Téléphone 628-28, 628-29 "

Fermez les yeux, laissez l'obscurité se faire autour de vous, et vous serez surpris, comme je l'ai été, de la clarté des images pourtant fugaces qui ont été projetées il y a plus de quarante ans dans les cinémas de Bône.