UN ANGE AU CIEL
Par Louis Arnaud
En mémoire de Gaspard de Tourdki, peintre cité dans le texte
pour son arrière petite fille
Elodie Banessy


Il y a trente ans que cela s'est passé et ce n'est pas encore une vieille histoire, bien que le poète ait pu dire : " Quinze jours, font d'une mort récente une vieille nouvelle ".
Deux tombes au cimetière, tout près l'une de l'autre,
toutes deux pareilles comme des sœurs jumelles, parfaitement entretenues et toujours fraîchement fleuries, prouvent la ferveur du souvenir, on pourrait dire le culte, voué aux deux victimes de ce drame rapide qui s'est déroulé, voici juste trente ans, sur le côté de l'ancien théâtre, en face de la statue de Jérôme Bertagna.
L. et P. s'étaient rencontrés ce soir de novembre de l'année 1925, au comptoir du café du Théâtre, à l'angle de la rue Perrégaux, près du marché aux légumes.
C'était le café où se retrouvaient habituellement ces gens qui vivent en dehors de la Société et qu'on appelle pourtant " les gens du milieu ". Les poètes et les romantiques avaient bien à Paris leur café Procope, ils pouvaient bien avoir, eux, leur café du Théâtre à Bône. Ils auraient pu être les meilleurs amis du monde, tout les y incitait : même âge, même profession, même formation, même idéal, et, tous deux, enfants de ce joli pays qui par la douceur de son climat et son charme naturel conduit si facilement ceux qui s'y laissent prendre vers la paresse, l'oisiveté et la volupté, vers le " dolce farniente ".
Oui, mais il n'aurait pas fallu que, comme dans la Fable, une poule survint entre ces deux coqs qui auraient pu vivre en paix.
Au comptoir, où ils s'étaient rencontrés, ils avaient très peu bu, comme il est de règle dans cette profession où l'on tient à conserver toujours la tète froide. Par contre, ils avaient longuement et âprement discuté.
De quoi s'agissait-il ?
Il est aisé de le deviner lorsqu'on sait que Loubet et Porco faisaient tous deux métier de protéger ces malheureuses et faibles femmes que Jean-Paul Sartre a qualifiées de respectueuses, et que Marthe Richard a remises en liberté.
Sortis du Café du Théâtre, ils étaient parvenus, en discutant toujours, Jusqu'à l'extrémité de la Place de Strasbourg, entre la façade du Théâtre et le Café de Paris, qui n'était alors que le Café Saint-Martin, du nom de son fondateur.

Ce vieux café fait partie de l'histoire de Bône, et c'est bien dommage qu'il ait changé de nom et qu'on ait modernisé son aspect intérieur.
La salle qui est demeurée la même, quant à ses dimensions, était entièrement tapissée de glaces au-dessus desquelles, comme une fresque, étaient juxtaposés sans aucun encadrement, quantité de jolis tableaux qu'avait peints, spécialement pour cette destination, un peintre polonais, qui ne manquait certainement pas de talent.
Gaspard De Tourdki était venu en Algérie pour chasser le lion. Ses peintures révélaient sa passion.
Le roi des animaux était représenté à la cimaise de cette jolie salle de glaces, dans toutes les positions, et au milieu de tous les décors possibles. Il voisinait avec d'autres paysages du bled algérien dans lesquels il y avait aussi des chevaux toujours admirablement dessinés et fièrement campés.
Le seul tableau où il n'y avait, ni lions, ni chevaux, ni palmier, ni forêts, représentait notre joli chemin de l'avant-port, à son départ, à la sortie du tunnel du Fort Cigogne.
Quelle Jolie peinture fraîche, gaie et vivante, quel joli souvenir du vieux Bône, des temps heureux, on aurait pu avoir, s'il y avait eu un Musée municipal, ou seulement une simple salle dans notre Hôtel de Ville, où il aurait été possible de recueillir cette toile et rassembler de vieilles images du Passé.
C'est au café Saint-Martin, que le " beuglant " fit sa première apparition à Bône, Pierre Loti l'a noté dans des impressions qu'il a fixées, par une nuit du début de mai de l'année 1880, alors qu'il était accoudé au balcon d'une chambre de l'Hôtel d'Orient :
" Auprès, il y a le nouveau boulevard, le théâtre où l'on joue les " Cloches de Corneville ", et le beuglant où se chantent les refrains de barrière ".
Cette digression est comme un hommage rendu, en passant, au plus vieux des actuels cafés de Bône.

Donc L. et P. étaient arrivés presque sur le Cours, et leur discussion était de plus en plus animée.
On les vit brusquement s'arrêter, sortir chacun un pistolet de la poche, et faire feu l'un sur l'autre.
Ils s'effondrèrent ensemble : tous deux étaient mortellement atteints.


L'ancien théâtre, et à droite, derrière la palmeraie, le Café Saint-Martin

On peut juger de l'effet produit sur la population par ce double assassinat perpétré au centre même de la Ville, alors que de nombreux passants allaient et venaient, promenant ou vaquant à leurs occupations.
Dans les maisons closes, l'émotion fut intense.

Le premier mouvement de stupeur passé, la consternation fit place à l'admiration, une admiration totale et très vive pour le courage de ces deux héros.
Ils avaient jusqu'au bout, ensemble, et avec la même spontanéité, respecté la loi du milieu qui n'admet pas qu'on tire sur un adversaire non armé.

Les maisons closes fermèrent, cette fois, en signe de deuil et de façon effective.

La corporation était atteinte dans ses oeuvres vives.
Deux héros étaient morts dans l'exercice de leur profession, en plein jour, à la face de toute une population honnête et laborieuse.

Leur enterrement fut l'occasion d'une manifestation mémorable.
Par un bel après-midi, plein de soleil, le cortège venant par la rue Neuve-Saint-Augustin, remonta vers l'Eglise en passant devant l'Hôtel de Ville.
L'atmosphère limpide et lumineuse était ébranlée par les sanglots d'une marche funèbre qui donnait à la cérémonie un vrai goût de tristesse dans des larmes sonores.
Le convoi s'avançait lentement, dans un amoncellement de couronnes et de fleurs portées par des amis ou entassées dans des voitures.

Deux corbillards de première classe, drapés de blanc, rehaussés par d'énormes panaches de plumes blanches, et chamarrés de nervures et de larmes d'argent, allaient au pas traînant de chevaux encapuchonnés et caparaçonnés de noir et d'argent. Ils allaient, côte à côte, sur le même plan, car on n'avait pas voulu, sans doute, que l'une de ces deux nouvelles idoles eut le pas sur l'autre, ou parut seulement l'avoir.
Les fleurs étaient pareilles. Les couronnes étaient les mêmes. Et sur le côté de chacun des deux corbillards, côté droit pour l'un, côté gauche pour l'autre, offert aux regards de la foule silencieuse stationnant sous les arcades et sur le petit trottoir du Square, était accrochée une superbe couronne, portant sur un large ruban mauve, en lettres d'argent, cette épitaphe, naïve et peut-être sincère, pour celles qui l'avaient inspirée :

" Un Ange au ciel ".
Au cimetière, dans la première allée, à droite, qui longe le mur de clôture, deux tombes, tout près l'une de l'autre, toutes deux pareilles comme deux sœurs jumelles.


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