LES TROIS GUERRES

de Louis ARNAUD

LES trois guerres, trois époques, trois tranches de vie française taillées dans la chair vive et saignante du pays. Trois drames affreux, angoissants et mortels qui ont chacun semé le deuil et la souffrance dans tous les cœurs. Amère et douloureuse trilogie d'inspiration strictement allemande.

Les Bônois ont vécu les horreurs et les tristesses de la sombre tragédie qui par trois fois, en moins de soixante-dix ans, a étreint et meurtri horriblement notre Patrie.

Chaque fois ils ont souffert avec elle, chaque fois leur âme a vibré d'un patriotisme ardent, exalté et unanime.

Cela commença au lendemain de Sedan.

La capitulation de l'Empereur du 2 septembre 1870 n'avait été connue à Bône, et en Algérie, que deux jours après.

Le Général Baron Durrieu, Gouverneur Général par intérim, l'avait portée à la connaissance des populations algériennes, dans les termes suivants
" Aux habitants de l'Algérie ".
" Algériens,

" Vous connaissez dans toute son étendue le malheur qui vient de frapper la France. Je vous recommande l'ordre et le calme. La France n'est pas à bout de ressources. Attendons ses volontés, et, unis dans une même pensée, tenons-nous prêts à les accomplir ".
Alger, le 4 septembre 1870,
Baron Durrieu.

Le lendemain, le même Général, annonçait dans les mêmes conditions que la République avait été proclamée.
La population de Bône avait jusque là, toujours manifesté un profond et sincère attachement à l'Empire.

En novembre 1852, lors du plébiscite, c'est à la prèsqu'unanimité de ses six cent soixante?trois votants qu'elle s'était prononcée en faveur du retour de l'Empire.

En 1865, le 5 juin, elle avait acclamé avec un frénétique enthousiasme, à son passage à Bône, le couple impérial qui visitait la Province.
En 1868, dans un élan spontané d'affection et de reconnaissance, elle avait donné le nom de l'Impératrice à la rue dont la démolition des remparts venait de permettre l'ouverture.

Mais à l'annonce du désastre de Sedan, les sentiments du peuple de Bône s'étaient brusquement refroidis et la colère avait succédé à l'affection.
C'est que pour ce Peuple, qui vivait loin de la Mère Patrie, l'Empereur venait de faire subir à celle-ci la plus cruelle atteinte qui se pouvait concevoir.
L'Empereur se devait de penser, ainsi que le dira trois ans plus tard, le Duc d'Aumale à Bazaine, à l'occasion du désastre de Metz, qu'il y avait la France dont il ne fallait sacrifier, ni l'honneur, ni la dignité, ni la fierté.

Les Bônois, le premier moment de stupeur passé, acclamèrent donc furieusement la République, et s'en furent en foule, rue de l'Impératrice, arracher les plaques qui portaient le nom de l'épouse du vaincu de la veille.
Ils décidèrent, ensuite, que cette rue porterait désormais, comme nom, la seule indication de la date de la proclamation de la troisième République : 4 Septembre.
Leur zèle patriotique s'accentua encore lorsqu'ils apprirent que le Général Faidherbe, qui commandait la Subdivision de Bône depuis trois ans, leur général, dont ils étaient si fiers, était appelé au Commandement de l'Armée du Nord et qu'il devait s'embarquer le 10 septembre pour rejoindre son poste.
La guerre continuait donc malgré la capitulation de Sedan.
Les hommes des milices, constituées dès le mois d'août pour maintenir l'ordre dans le pays, s'organisèrent alors en corps de Volontaires pour aller combattre en France.

Ils élirent leur Capitaine et leur Lieutenant, Xavier Génova et Albert Fournier, et purent quitter Bône vers la fin du mois de novembre.

Ayant rejoint le Corps d'Armée du Général Ménotti Garibaldi, auquel elle avait été affectée, la Compagnie des volontaires bônois combattit vaillamment pendant trois mois.

Une rue de la Ville fut dédiée au souvenir de cette phalange des Volontaires qui s'était portée au secours de la Patrie.

La Compagnie du Mokta-Effladid, dont M. Xavier Génova était devenu l'un des dirigeants à Bône a offert une plaque de bronze portant le nom des Volontaires.

Elle a été apposée, au cours d'une cérémonie présidée par M. Lutaud, Gouverneur Général de l'Algérie, le 23 avril 1912, contre l'angle de l'immeuble qui porte le n" 1 de la rue des Volontaires.

Quarante quatre ans plus tard, Bône avait l'honneur de recevoir les tout premiers obus allemands de la guerre 1914-1918.

Le 3 août, alors que la guerre n'était pas encore déclarée, et que l'on espérait pouvoir l'éviter, du moins du côté français, deux croiseurs allemands, le " Goeben " et le " Breslau ", qui étaient en Méditerranée depuis 1912, étaient venus croiser pendant toute la journée et de façon bien ostensible, dans les parages de la côte Nord de la Tunisie et devant le golfe de Bône.

Ils avaient été signalés à l'Amirauté d'Alger, à deux heures du matin par le Préfet Maritime de Bizerte, et à 14 heures par le sémaphore du Cap de Garde.

Il paraissait évident que la présence de ces navires de guerre allemands dans cette partie de la Méditerranée qui s'étend entre Bône et Bizerte était en relation directe avec le déroulement des événements et que la surveillance qu'ils semblaient exercer pouvait devenir inquiétante.

Notre plan de mobilisation avait tout d'abord prévu l'embarquement des troupes destinées à la Métropole, en cas de guerre, par le port de Bône.

Les Allemands le savaient, sans doute, et, sans doute aussi, était-ce à cause de cela que les deux Croiseurs montaient une garde vigilante et menaçante entre Bizerte et le Cap de Fer ?

Mais, au dernier moment ce plan avait été modifié et c'était par le seul port d'Alger que l'évacuation des troupes vers la Métropole devait être effectuée afin de mieux assurer la protection des convois.
Cela l'Allemagne pouvait fort bien l'ignorer.

En tout cas, ces deux navires de guerre allemands en surveillance aux abords de Bône et de Bizerte, démontraient que du côté allemand on savait parfaitement que la guerre était inévitable et que le déclenchement des hostilités n'allait pas tarder.

La nouvelle de la déclaration de guerre, en effet, devait parvenir officiellement aux autorités militaires de Bône dans la nuit du 3 au 4 août à deux heures.

Deux heures après, la ville était bombardée, et le port était noyé dans une épaisse fumée qui fut longue à se dissiper.

Personne ne réalisait que c'était la guerre qui commençait.

Il était quatre heures du matin, et la Ville venait de s'éveiller au bruit du canon.

Un cargo, le " Saint?Thomas ", et une barque de pêche avaient été coulés dans le port : sept hommes avaient été blessés.

Un matelot qui allait éteindre le feu de la petite jetée avait été tué.

Dans l'après-midi, vers seize heures, l'Amirauté d'Alger, elle-même, faisait connaître que les batteries de Mers?el?Kébir avaient coulé le " Goeben " et que le " Breslau " avait été capturé.

Mais, à 19 h. 30, la même Amirauté retélégraphiait que sa première dépêche était erronée et l'annulait purement et simplement.

En réalité, les deux navires après les bombardements de Philippeville et de Bône, avaient pu se rejoindre et en toute tranquillité, aller, ensemble, charbonner à Messine pour reprendre, ensuite, le chemin des Dardanelles.

La population de Bône reprit rapidement son calme et c'est avec patriotisme et fierté que ses enfants répondirent à l'appel de la Patrie en danger.

Les plaques de marbre qui sont au bas du Monument aux morts attestent que près de quinze cents des leurs tombèrent au Champ d'honneur.

La déclaration de guerre en 1914

La seconde guerre mondiale débuta à Bône, comme partout, en Algérie et en France, dans la stupéfaction d'abord, la tristesse et l'anéantissement moral ensuite.

L'avance foudroyante des armées allemandes, l'abandon de Paris, les replis successifs du Gouvernement pour venir enfin s'installer à Bordeaux, des nouvelles chaque jour plus décevantes propagées par la Radio et la Presse avaient e i d étranges et douloureuses répercussions dans le cœur de chacun.

Et, lorsque, après des journées mornes et désespérantes, parvint, le 17 Juin 1940, la nouvelle de la demande d'armistice présentée par le Maréchal Pétain qui avait pris le pouvoir la veille, ce fut une consternation générale, un abandon total de tout espoir, comme une mort lente qui commençait.

Le lendemain, à la fin d'une journée triste et pénible, première vraie Journée de vaincus qui s'inclinaient douloureusement devant une monstrueuse catastrophe, la radio de Londres lançait à travers les airs le vibrant appel du Général de Gaulle aux Français.

Il est difficile de redire exactement l'effet prestigieux de cet appel :

" La France a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la guerre ". Phrase magique qui ranima d'un seul coup tous les espoirs défaillants et ramena la confiance dans les cœurs qui s'abandonnaient.

Pendant vingt-neuf mois ensuite, toute la vie des Français, à Bône, comme partout ailleurs sans doute, a tenu chaque soir uniquement dans cette émission de la B.B.C. de Londres : " Les Français parlent aux Français ".

Puis, un soir de novembre, le 8, un dimanche, une rumeur étrange, incroyable presque, courut dans la Ville.

Les Américains, disait-on, avaient débarqué le matin, à l'aube, à Alger.

Le lendemain, les journaux étaient remplis de détails et d'espoir. Et les Bônois, dès lors, n'eurent plus que la crainte de voir les troupes de l'Axe qui accouraient en toute hâte vers le Sud tunisien, prendre à Tébessa la tangente pour venir occuper leur Ville avant l'arrivée des Américains.

Enfin le mardi, 10 novembre, au point du jour, les Américains débarquèrent.
Dans ce petit matin d'automne, à peine embrumé, au milieu d'un silence absolu qui sied aux grandes choses, les soldats, que les navires venaient de déverser sur les quais, prenaient aussitôt, sans la moindre pause, la direction du lieu de leur cantonnement, les docks immenses de la Tabacoop,
Il y en eut des milliers ainsi débarqués, sans aucune discontinuité, qui allaient vers Hippone en une file indienne, interminable et continue, rasant les murs de chaque côté de la rue Prosper Dubourg et de l'avenue de la Marne.

Ces hommes armés avançaient, sans hâte et sans bruit, dans un calme impressionnant. On les voyait si peu contre le mur des maisons, qu'on eut dit que les rues étaient absolument, désertes.
A partir de ce moment, le port fut le point de mire de l'aviation ennemie.

Les bombardements commencèrent l'après-midi du 10 novembre, et se poursuivirent furieusement jusqu'à la fin du mois de janvier, pour se ralentir, sensiblement ensuite, jusqu'au 3Ô Juin 1943, dernier Jour de bombardement.

Il y eut au cours de ces huit mois, trois cent neuf alertes, et mille huit cents bombes lancées sur le port et la Ville, faisant cent soixante-quatre morts, et deux cent deux blessés ; détruisant quatre vingt-trois immeubles, et endommageant sérieusement quatre cent trente-six autres.

Des familles entières périrent sous les décombres de leurs maisons. L'école de l'impasse Saint?Augustin fut détruite le matin du vendredi 13 novembre à l'heure de la rentrée des classes. Sept petits écoliers périrent dans cette atroce catastrophe, et tout le quartier fut anéanti, faisant encore de nombreuses victimes.

Le calme ne revint que lorsque les troupes alliées quittèrent la Tunisie pour entrer en Italie.

La population de Bône avait supporté courageusement et allègrement son sort tragique, rançon de la victoire finale en vue.

La Ville de Bône a été citée à l'Ordre de l'Armée dans les termes suivants :

" A partir du huit novembre 1942, date du débarquement des Armées alliées en Afrique du Nord, le port de Bône a joué un rôle particulièrement important dans les opérations de guerre qui ont conduit à la libération de la France et à la Victoire. La Ville a été éprouvée par les bombardements aériens, cent soixante quatre morts, deux cent deux blessés, trois mille trente cinq sinistrés ont été dénombrés. Les installations portuaires et cinq cent dix-neuf immeubles ont été détruits ou endommagés ".

Cette citation comportait l'attribution de la Croix de Guerre avec palme, qui figure dans les Armoiries de la Ville.


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