Réalités sociales de l'Algérie en 1955
Constat de Jacques SOUSTELLE à sa prise de fonction de Gouverneur Général

Comment vit réellement l'Algérie? Comment et de quoi vivent les Algériens ?


Sur 220 millions d'hectares que comprend l'Algérie entière, 200 millions font partie des territoires du Sud, sahariens et pré-sahariens, et ne nourrissent fort mal que 820 000 habitants, presque tous autochtones. L'Algérie du Nord, avec 20 millions d'hectares, sert de support à l'immense majorité de la population : plus de 8 millions et demi d'habitants dont près de 1200000 «Européens» (Métropolitains, descendants de Métropolitains, descendants d'Italiens, d'Espagnols ou de Maltais, et Israélites algériens) et 7 millions et demi d'autochtones arabes et berbères ; 98 % des terres exploitées en Algérie se trouvent dans cette zone du Nord, les anciens « trois départements ». Mais les terres labourables sont peu étendues : 7 millions d'hectares, dont un peu plus de la moitié est semée en céréales 400 000 hectares en vignes, 200000 en orangers, pamplemoussiers et autres arbres fruitiers. Des millions d'hectares de montagnes, de landes et de steppes ne sont aptes qu'à l'exploitation des forêts ou à 1 élevage du mouton. L'érosion détruit chaque année 40000 hectares de terres arables.

Ces terres, comme on le dit souvent, sont-elles presque entièrement entre les mains des «colons» européens qui les auraient plus ou moins, arrachées aux Musulmans spoliés ? C'est aux chiffres de répondre, et aussi à l'histoire : en effet, il suffit de se reporter aux récits de la période, encore peu éloignée, qui a succédé à la conquête pour s'apercevoir que la plus grande partie des terres fertiles de la Mitidja, de la plaine du Chélif, de la plaine de Bône, ont été littéralement créées par les colons qui les ont fait surgir du marais ou du maquis aride, non sans y laisser beaucoup de morts.

Sur 22000 (chiffres arrondis) exploitations appartenant à des Européens en Algérie, 13450 sont de « petites exploitations », inférieures à 10 hectares dans la zone littorale la plus fertile, à 25, 50 et 200 hectares respectivement dans les trois zones, échelonnées en profondeur, dont la dernière correspond aux plateaux sub-désertiques. Leur superficie moyenne est de 17 hectares et demi (6 ha 09 dans la zone côtière). Si l'on veut pousser vers le détail, on s'aperçoit que 7500 propriétés ont moins de 10 hectares et 10220 moins de 100.

II serait donc déraisonnable de représenter l'Algérie comme un pays de Latifundia détenus par les Européens. Une étude scientifique récente a montré que, dans la vallée du Chélif, où la terre cultivable a été presque entièrement arrachée aux broussailles, aux jujubiers et aux palmiers nains par l'irrigation et la culture rationnelle, il n'y a que 283 exploitations (sur 5793) supérieures à 100 hectares (dont 76 appartenant à des Musulmans).

Sur une population active de 3 millions et demi de personnes, plus de 2 millions et demi vivent de la terre, dont 32000 Européens; elles sont réparties en 650000 exploitations, familiales pour la plupart, dont 630000 sont la propriété de Musulmans. II est donc bien évident que la population européenne est essentiellement urbaine; elle est faite d'artisans, de petits commerçants (42000), d'ouvriers (77000), d'employés (56000), de cadres techniques (17000), beaucoup plus que de ces fameux « colons » dont la propagande antifrançaise nous rebat incessamment les oreilles. Quant à ces colons eux-mêmes, l'étude la plus impartiale révèle qu'ils sont, en immense majorité, de petits paysans. On ne comprendrait rien à l'Algérie si on ne conservait en mémoire ce fait fondamental que les Français européens d'Algérie appartiennent en écrasante proportion à la classe moyenne et à la classe ouvrière. Leur revenu annuel moyen est inférieur de 20 %. à celui des Français de la Métropole.

Si la majeure partie des Musulmans vit de la terre, pourquoi en vit-elle si mal? Car c'est un fait, aussi, non moins fondamental, que la misère rurale de l'Algérie autochtone, et c'est cela qu'il faut élucider autrement que par l'expédient démagogique de dresser le fellah affamé contre le petit cultivateur et l'ouvrier non musulmans. Ici intervient tout un faisceau de causes qui, toutes, dans la conjoncture présente, jouent dans le même sens et se conjuguent contre le paysan araboberbère.

D'abord cette terre est souvent infertile. Même cultivée avec les méthodes les plus perfectionnées, elle ne donne jamais de rendements comparables à ceux des terres de la Métropole. Souvent l'on n'obtient que 6 à 7 quintaux de céréales à l'hectare. Le climat est rude, capricieux. La sécheresse, le vent du Sud et les sauterelles ravagent les récoltes. Le squelette rocheux perce sous une couche trop mince de sol cultivable.

Face à cette nature avare, le fellah est désarmé, dans le cadre archaïque de sa petite exploitation familiale, avec des procédés traditionnels. Ses façons culturales sont rudimentaires. Son araire égratigne le sol sans le retourner, il ne dispose pas d'engrais, il ignore souvent la greffe, il ne sait pas faire de cultures en terrasses. Les chèvres, qui lui sont pourtant indispensables, arrachent le manteau végétal des pentes, les livrant au ruissellement qui emporte la terre utilisable à l'oued et à la mer. Si l'année est bonne, il vit ou il survit, avec sa famille, en consommant ce qu'il a produit : c'est ce qui explique que les Musulmans, qui produisent 62 % du blé dur et 76 % de l'orge de l'Algérie, n'en livrent au commerce que 29 et 50 % ; le reste va à l'autoconsommation familiale .....

Comble d'infortune : les lois ou plutôt les coutumes ajoutent aux difficultés des fellahs. Dans tous les pays développés, c'est le crédit agricole, plus ou moins contrôlé ou organisé par les Pouvoirs publics, qui est chargé de venir au secours du petit paysan. II en est de même en Algérie. Les sociétés agricoles de prévoyance, auxquelles sont inscrits 600000 cultivateurs musulmans, ont avancé en 1955 3 milliards 775 millions. La Caisse des Prêts agricoles, spécialisée dans le désendettement des exploitations rurales, a prêté aux Musulmans 732 millions. Mais ces sommes, si élevées qu'elles soient, demeurent insuffisantes, et le crédit agricole est dangereusement freiné par le régime foncier caractéristique du droit musulman. Sans entrer dans le détail de cette question, d'une complexité extrême, qu'il suffise d'indiquer que le droit musulman en matière de propriété des terres rend très difficile l'octroi de crédits sur garanties. Or il est encore applicable à une grande partie des terres, dites « non francisées » qui, demeurant dans l'indivision, sans titres certains,. et grevées de servitudes de diverses natures, ne peuvent être prises en gages. Aussi ne fera-t-on rien qui vaille en Algérie, dans cet ordre d'idées, tant qu'on n'aura pas procédé à une réforme radicale du régime de la propriété foncière.

Mais ce n'est pas tout; pour que la terre produise, il ne faut pas seulement du crédit; il faut aussi une certaine technique, des méthodes rationnelles et du matériel collectif, tels que tracteurs, moissonneuses, etc...

En Algérie, pour aider le fellah à sortir de sa misère, on a créé, sous mon prédécesseur de l'immédiat après-guerre, Yves Châtaigneau, les secteurs d'amélioration rurale (BAR.). II y en avait 200 lors de mon arrivée, et je décidai d'en créer 50 autres. Plus de 300000 familles de cultivateurs et de pasteurs sont rattachées à ces secteurs. Les S.A.R introduisent des méthodes modernes de culture, luttent contre l'érosion en construisant des « banquettes » selon les courbes de niveau du sol, prêtent des semences sélectionnées ou des reproducteurs de bonne race, et surtout mettent des machines agricoles à la disposition des paysans. On a investi dans les S.A.R 2 milliards et demi en 1955.

Je n'ai parlé jusqu'à présent que des fellahs propriétaires. Mais il ne faut pas oublier les ouvriers agricoles (170000) et les métayers (140000). Le salaire des premiers était très bas; il est encore faible, bien qu'il ait été relevé à deux reprises, une fois par moi et une fois par Robert Lacoste, ce qui l'a porté à 525 francs par jour pour la première zone. Quant aux métayers, il s'agit de khammès : c'est là une institution très ancienne, probablement préislamique, car le droit musulman ne l'accepte qu'avec réticence. Le khammès est « au quint », c'est-à-dire qu'il ne perçoit qu'un cinquième de la récolte, le propriétaire de la terre devant fournir la totalité du cheptel vif et mort de l'exploitation. Le khammessat ne se rencontre guère qu'en milieu autochtone, ce qui explique qu'en voulant réformer cet abus incontestable, qui réduit le travailleur à une sorte de servage inavoué, je me sois heurté pour une fois à l'opposition non des colons européens mais des propriétaires musulmans.

Voilà donc, à très grands traits, comment se présente le grave problème rural en Algérie ; mais ce tableau est incomplet. Le problème est devenu et devient chaque jour davantage un drame, parce que si les ressources n'augmentent que lentement les bouches à nourrir sont de plus en plus nombreuses.

La population musulmane s'accroît au rythme de 220 à 256000 habitants par an; un village de - 700 habitants. par jour! Où trouver, à la campagne, de nouveaux lopins de terre cultivable ? On en est arrivé à morceler les champs au- delà du raisonnable, à reconnaître, en Kabylie, la propriété non plus même de tel olivier, mais de telle branche d'olivier à chacun des frères ou des cousins...

( Extrait de : AIMEE ET SOUFFRANTE ALGERIE- Plon éditeur - 1956)
(Paru dans ACEP ENSEMBLE N°


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