Une histoire banale !!!
Régis GUILLEM

Aujourd'hui 3 juillet 2002 ; je me souviens, il y a exactement, jour pour jour, 40 ans.

Oran, La Sénia. Des milliers de personnes sont encore en dehors de l'immense clôture qui entoure l'aéroport. Depuis 3 jours, l'on voit passer sur la route toute proche, des camions, des voitures bondés de musulmans agitant des drapeaux vert et blanc. Tout le monde redoute le pire ; tout le monde ou presque ignore que la ville est la proie d'une populace déchaînée qui tue, viole, enlève, saigne tout ce qui peut ressembler à un " roumi ".

J'essaie toujours d'amadouer le CRS qui garde l'entrée afin qu'il me laisse franchir cette porte qui, pour moi comme pour tout notre peuple, est quelque part la porte de la liberté ; bien que personne ne sache ce qui nous attend de " l'autre côté ".

Hier, par je ne sais quel miracle, j'ai revu ma mère accompagnée de mes deux sœurs Nicole et Anne-Marie à l'intérieur de l'aéroport, mon père quant à lui est encore à Mostaganem ; jamais je ne pourrais effacer de ma mémoire ce jour là. Ma mère, ma pauvre mère, suppliant le garde d'entrée pour qu'il me permette de passer; ma mère, en larmes, indiquant à la pourriture qui gardait la porte ce que je risquais. Et lui, lui imperturbable, exigeait des papiers d'identité. Comment aurais-je pu lui fournir des papiers ? Les barbouzes du château-neuf qui m'avaient libéré le 29 juin en fin d'après-midi (pour une raison que j'ignore encore aujourd'hui) m'avaient tout confisqué : mes papiers, le peu d'argent que je possédais. Ma seule richesse est ma veste blanche, je devrai dire qui était blanche. Mes seuls vêtements, pantalon, chemise, veste sont dans un état lamentable, fripés, sales, puants. Je réalise que je devais dégager une odeur nauséabonde, mais je m'étais bien habitué à cette odeur après avoir traîné pendant 10 jours dans des cellules infectes, sur des matelas pourris ; sans même pouvoir se laver. Je pense que les gens qui m'entouraient étaient dans le même cas. En fait nous dégagions tous une triste odeur d'exil.

Je cherche toujours un moyen d'entrer dans l'aéroport, en vain.

Une fois encore, la chance se présente en la personne d'une dame d'Aïn-Témouchent accompagnée de ses deux filles âgées d'environ 18 à 20 ans. La brave dame lit certainement sur mon visage mon désespoir ; elle s'approche de moi et me rassure en m'indiquant qu'elle va trouver une solution pour me faire rentrer ; en fait elle a assisté, hier, aux supplications de ma mère envers le garde d'entrée et a parfaitement compris la situation dans laquelle je me trouve.

Je ne dis rien ; que pourrais-je dire d'ailleurs ? Elle rejoint ses deux filles et toutes les trois s'avancent vers le garde d'entrée qui vient de prendre sa faction.

Que lui disent-elles ? Pour l'instant je n'en sais rien. Toujours est-il qu'elles me font signe de les rejoindre, ce que je m'empresse de faire, et nous voilà tous les quatre courant vers une caravelle qui se trouve à environ 200 mètres de là.

Une des deux filles m'apprendra, une fois dans l'avion, qu'elles m'ont fait passer pour un cousin libéré d'Arcole.

Elles aussi, que sont-elles devenues ? Pourquoi les années effacent-elles des évènements aussi importants dans une vie ?

J'étais complètement vidé et le film de ces quelques jours défila sous mes yeux, ou peut-être ais-je conté mon aventure à l'une des filles assise près de moi.

Dimanche 17 juin ; tout notre commando est sur Ouillis, des bruits courent que nous devrions descendre sur Mostaganem, mais personne n'en sait plus. Dédé et Popaul restent muets. Vers la fin de matinée, Dédé vient me voir et me demande d'aller sur Mostaganem afin de récupérer des brassards ; Paulo, un gars de Raisinville, qui est en fait notre chauffeur attitré m'accompagne le lendemain matin pour prendre le car.

Le voyage se passe sans incident, un seul arrêt de contrôle de la Force Locale qui ne demande aucune pièce d'identité. Dès que j'arrive sur Mosta je me précipite au prisunic pour voir Reynou que je n'ai pas vu depuis que l'on m'a expédié au maquis ; on se donne rendez-vous pour le soir même. Je monte chez moi, au four à chaux, rassure mes parents et repars chez madame San… afin de récupérer les brassards.

Le lendemain matin, après avoir accompagné Reine à son travail, je descends à La Salamandre ; j'y rencontre Marc P……. , l'un des grands patrons de la région de Mostaganem, qui m'annonce que tout le commando quitte le maquis et doit être embarqué sur un chalutier à destination de l'Espagne ; je dois également embarqué.

Dans l'après-midi je remonte sur Mosta afin de faire faire des photos d'identité à Kader, membre d'un maquis voisin, qui doit quitter l'Algérie. Je retrouverai Kader un mois plus tard à Rouen.

Nous allons, bien évidemment, au prisunic ; j'en profite pour rendre visite à Reynou qui est maintenant au rayon des chemises et sous-vêtements. Je récupère deux chemises en remplacement de la mienne quelque peu élimée.

Je raccompagne Kader à la Salamandre ; arrivés à la villa, nous rencontrons d'autres membres de commandos de la ville. Chacun s'interroge sur la situation, mais personne ne sait quoi que ce soit. Ni Eric, ni Marc ne nous renseignent. Pour ce qui me concerne, je n'ai pas d'autre alternative qu'embarquer sur le chalutier qui doit transporter notre commando vers l'Espagne.

Je remonte sur Mosta et vais chercher Reine pour la raccompagner à la Pépinière ; depuis peu ses parents ont décidé de quitter le bar Jaen, trop exposé, pour venir habiter à la Pépinière. J'y passe toute la soirée.

Mercredi matin, avant de redescendre à la salamandre pour prendre des nouvelles, je passe accompagné Reynou au prisu. Je " récupère " une voiture, une 203, qui me facilite mes déplacements et me rend au novelty où je rencontre quelques connaissances ; parmi elles un collègue qui travaille à la Compagnie Algérienne et qui m'apprend une grosse rentrée d'argent. Etant complètement démuni, j'évoque avec lui la possibilité d'un hold-up. Il me sait savoir que l'opération est possible car lui-même avait envisagé la chose ; le gardien ne s'opposerait pas. Par contre, il demande une rétribution pour lui et le gardien. J'accepte et on décide la date du 23. Entre temps je pourrais constituer une équipe.

Je redescends à La Salamandre et rejoins les autres membres OAS encore présents ; mon chef de commando Dédé et Popaul sont là et m'indiquent que le reste du commando est à La Marine sur le chalutier ; il me faut les rejoindre.

Je déjeune, à midi, chez Reynou ; je lui fais part de mon éventuel départ. Sa mère m'indique qu'eux aussi doivent partir mais ne savent pas encore très bien d'où et quand.

En tout début d'après-midi, après avoir récupéré quelques affaires chez moi et avoir appris à ma mère mon départ imminent, je descends à La Marine et rejoins le commando déjà embarqué. Chacun a fait sa place dans la cale, Michel - un métro déserteur qui était le photographe du commando - m'indique un endroit où m'installer.

Je n'ai pas trop envie de partir. J'ai un sentiment de lâcheté à l'idée de m'enfuir et laisser mes parents avec mes deux sœurs cadettes, de plus je ne tiens pas du tout à quitter Reine avant de connaître sa destination afin de pouvoir la rejoindre en France.

Ma décision est prise. Je ne pars pas, tant pis pour ce qui arrivera.

Je retourne à La Salamandre et je rencontre Dédé à qui je fais part de ma décision de rester tout en l'informant de mon projet de hold-up. Il ne formule aucune objection et bien au contraire me fait comprendre que les membres du commando embarqués auraient un grand besoin de finances. En effet, bien qu'il y ait eu des hold-up dans le seul but de pourvoir les membres des commandos contraints de quitter l'Algérie et vivre dans la clandestinité ; pas un sou ne fût remis à notre commando, de sorte que chacun n'avait que ce qu'il possédait, c'est à dire pas grand chose. J'assure à Dédé que je remettrai une part du butin à tous les membres du commando, en revanche je lui demande de l'armement pour l'équipe que je dois constituer. Je n'ai pas de difficultés à obtenir ce que je demande ( 1 11/43, 1 walter, 3 Mat 49 ).

André me fait savoir qu'il doit embarquer sur un avion et, si je le souhaite, peux partir avec lui. Ma réponse reste la même. Je reste au moins jusqu'à ce que j'ai pu récupéré suffisamment d'argent pour mes camarades et pour moi-même.

J'embarque mes armes et après un adieu à André et Lucien M……, je remonte sur Mosta pour rencontrer Lucien Bou…., un militaire du contingent, avec qui je me suis lié et qui farouche défenseur de l'Algérie Française.

La veille, j'avais fait part de mon projet de la Compagnie Algérienne à Lucien qui a aussitôt accepté.

On se retrouve au novelty et on se fixe rendez-vous pour examiner les lieux au lendemain, c'est à dire au jeudi 21 juin. Je repasse la soirée chez Reynou ; l'ambiance est un peu plus gaie que la veille et, finalement, le fait d'être ensemble nous fait quelque peu oublié que l'on va devoir s'exiler et recommencer une vie ; mais qu'importe si nous sommes ensemble.

Jeudi 21 juin. Je passe toute la matinée au prisunic ; à midi je déjeune de nouveau chez Reynou. J'ai rendez-vous avec Lucien à 14h.30.

On se retrouve sous les arcades, prés de la pâtisserie Le Sauvage, face à la Compagnie Algérienne.

Lucien est en tenue, aussi je lui confie mon arme ainsi que les balles en vrac que j'ai dans la poche de mon gilet ; je pense que c'est plus prudent car la Force Locale patrouille dans les parages et lui, en tenue, ne risque pas d'être fouillé.

La reconnaissance des lieux étant faite, nous décidons d'aller nous rafraîchir ; une bonne bière BAO nous fera le plus grand bien. Il fait une chaleur torride. Nous allons sous les arcades et rentrons au café " chez Charlot ".

Quelques instants viennent juste de s'écouler lorsque je remarque à travers le miroir en face de moi le manège de 3 musulmans ; ceux-ci ne cessent de passer en jetant à l'intérieur du café et en ma direction des regards qui en disent longs sur leurs intentions.

Aussitôt je demande à Lucien de me rendre mon arme et me rue dans l'arrière salle non sans recommander à Lucien d'avertir ma mère et Reynou.

J'ai tout juste le temps d'armer mon revolver que j'entends une voix qui m'ordonne de sortir les mains levées ; je penche la tête et aperçois un officier de la force locale accompagné de plusieurs hommes. Je sens en moi une frousse incroyable car je sais ce qui m'attend. Je vais me retrouver en plein centre de Tigditt.

Je parviens à me ressaisir et réponds à l'officier de la force locale qu'il n'a qu'à venir me chercher. Il me répond dans son merveilleux langage : " s'il y'en a pas sortir tod'suit nous jiter grinades dans bistrot ".

Je le laisse continuer à parler et cherche une issue de secours lorsque le propriétaire du café, un piètre poltron, vient me supplier de sortir prétendant qu'il ne me sera fait aucun mal, m'implorant pour la tranquillité de son bar et de sa famille.

Face à cette loque un profond dégoût m'envahit et j'ai presque envie de lui loger une balle dans la tête tant son attitude est méprisable. M'en remettant à Dieu, je finis par céder et sors les mains en l'air en ayant eu le soin de cacher mon arme sur une petite étagère dans un coin de l'arrière salle. J'ai un nœud à l'estomac, la peur m'envahit. Assis à une table deux militaires du contingent regardent sans intervenir, impassibles ils dégustent leur boisson. Ils pourraient pourtant s'interposer car c'est encore l'Armée Française qui commande en Algérie ; je présume qu'ils ont autant la frousse que moi.

Sitôt dehors je suis agrippé de toutes parts, un coup de crosse sur la nuque me fait fléchir, un autre coup m'atteint au visage ; tout autour une foule menaçante m'injurie, me crache au visage. Ainsi escorté, je suis entraîné à l'ancienne préfecture devenue l'état-major de la force locale.

Une immense lassitude s'empare de moi alors que je gravis les escaliers qui me conduisent vers mon destin ; je n'ai plus peur et pourtant je connais le sort qui m'attend. Comme tant d'autres je risque d'être conduit au cœur du quartier arabe " Tigditt " et d'être lâché au milieu de la foule.

En quelques secondes les images de ma si courte vie défilent ; ma famille saura t'elle ce que je suis devenu, et Reynou ? J'étais resté pour elle. Me voilà arrêté alors que la bataille est finie.

Nous arrivons au premier étage ; une porte s'ouvre, un des gardes me pousse brutalement à l'intérieur ; butant sur une marche je m'étale devant un bureau derrière lequel sont assis deux hommes d'une quarantaine d'années, d'aspect correct mais dont l'expression du visage reflété une certaine cruauté.

L'un d'eux me fait mettre les mains derrière le dos, je sens des menottes se refermer sur mes poignets puis l'on me projette dans le coin du bureau.

Les questions fusent, les coups aussi. Le deuxième homme m'arrache mon gilet et s'empare de mon portefeuille. Il en étale le contenu sur la table : carte nationale tamponné du cachet OAS de la zone 3, divers autres papiers dont une liste de noms de musulmans collecteurs de fonds ou membres actifs du FLN, puis une liasse de billets de banque. La vue de tout cela fait sourire l'homme debout derrière le bureau : " On te connaît bien à Mostaganem ; tu vois maintenant c'est changé. Tu es entre nos mains et on te libérera si tu nous dis tout ce que tu sais sur les assassins de l'OAS ". L'homme s'exprime dans un excellent français sans le moindre accent. Feuilletant un dossier dans lequel j'aperçois des photos, il me montre une page sur laquelle je peux voir ma photo, je reste étonné car c'est une photo tout à fait récente ce qui signifie que j'étais suivi depuis mon retour du maquis.

Pendant deux heures les questions succèdent aux questions, les coups aux coups. Je tiens le coup et je me surprends même à être serein. De toutes façons les dés sont jetés.

Quelques musulmans que je ne connais pas entrent dans le bureau à tour de rôle. La seule phrase qu'ils prononcent est : "hâda hâk-huwwa " (c'est celui-là) ; l'un d'eux en sortant me crache au visage. Une sourde révolte s'empare de moi ; voyant la fenêtre ouverte je prends la décision de sauter à la moindre inattention de mes gardiens.

Il doit être 19 heures lorsque je vois surgir, à mon immense joie, deux gendarmes français. Ces derniers viennent me chercher et je me demande comment ils ont su que j'avais été arrêté par la Force Locale (j'apprendrai plus tard que c'est Lucien, le jeune militaire du contingent, qui était avec moi qui sitôt que la Force Locale est intervenue dans le café s'est empressé d'aller avertir la Gendarmerie. C'est la raison pour laquelle à mon arrestation je ne l'avais pas vu).

Les deux hommes, visiblement des gradés de l'ALN, ne veulent pas me remettre aux mains des Gendarmes à qui il faut plus d'un quart d'heure pour les convaincre et obtenir gain de cause. L'un des deux gendarmes indique aux deux hommes : "Jusqu'au 5 juillet c'est la France qui commande en Algérie, aussi je vous donne l'ordre de nous remettre votre prisonnier qui sera jugé par la loi française ".

Mes deux tortionnaires sont bien contraints de plier sous l'argument.

A la demande d'un des gendarmes de m'ôter les menottes celui qui semble être le chef des hommes de la Force Locale répond : "Je vous conseille de lui laisser les menottes, c'est un assassin ". Le gendarme lui rétorque : " On n'enchaîne pas les gens de notre race ".

Mes menottes ôtées ce qui ne manque pas de me picoter les poignets, les gendarmes m'invitent à les suivre. A peine sommes-nous dans la rue que la foule qui est restée présente m'injurie, mais sans plus. A présent ils peuvent hurler tant qu'ils veulent , je suis encore prisonnier mais je sais que j'aurai la vie sauve. Je respire à pleins poumons.

L'un des gendarmes me demande de monter dans la " savane " et de me coucher sur le plancher ; il est évident qu'ils redoutent pour le retour que je sois aperçu par des Européens et éventuellement par des membres de l'OAS qui seraient encore présents dans la ville et qui pourraient tenter une action pour me libérer.

Néanmoins je m'exécute. Ne viennent-ils pas de me sauver la vie.

Sitôt arrivé à la gendarmerie, je suis conduit aux lavabos où je peux me laver le visage et me refaire une peau neuve. Après m'être remis à neuf je suis conduit dans un bureau pour un interrogatoire. L'interrogatoire se déroule d'une façon relativement décontractée ; un gendarme m'apporte un casse-croûte. Je ne reste dans le bureau qu'une vingtaine de minutes. Le chef n'a pas poussé les questions puisqu'il me fait part du dossier qu'il possède-me concernant et dans lequel je suis l'objet d'un mandat d'arrêt pour notamment meurtre et tentative de meurtre sur deux ex-détenus FLN de la prison de Mostaganem.

Du bureau l'on me conduit dans une cellule déjà occupée par deux hommes que je ne connais pas. Je n'éprouve pas l'envie de leur parler et vais m'allonger. Je suis à peine couché qu'un gendarme vient me chercher. Cette fois c'est pour une agréable surprise. Ma mère et Reynou sont là toutes les deux ; on discute un peu de tout et de rien, je leur indique que je vais être transféré demain sur Oran à Ardaillon - ancien collège réquisitionné par les Gardes Mobiles et transformé en centre interrogatoire et prison pour tous les membres de l'OAS.

Je demande à ma mère de ne pas s'occuper de moi et de partir sitôt qu'elle le pourra. Reynou m'apprend qu'elle devrait partir dans les quarante huit heures.

Une fois parties, je me demande si je reverrai un jour aussi bien ma mère que Reynou. Je sais de manière certaine que je serai condamné et j'ignore totalement où ma mère ira lorsqu'elle arrivera en France car elle ne connaît personne. De la même manière Reynou ignore l'endroit où ses parents iront.

La mort dans l'âme je rejoins ma cellule. La nuit passe très vite ; je jour vient à peine de se lever, je suis réveillé par tout un remue ménage. Un gendarme m'amène du café ainsi qu'aux deux autres occupants de la cellule à qui je n'ai toujours pas adressé la parole. Je crains, en effet, que ces deux hommes ne soient tout simplement que des barbouzes se faisant passer pour des membres de l'OAS dans le but de m'extorquer des renseignements.

Un moment après que j'ai bu mon café, le même gendarme revient avec une tenue militaire sur les bras ; il me la tend et me demande de l'enfiler et de le suivre. J'embarque dans un camion déjà plein de militaires ; nous quittons la gendarmerie pour une destination que j'ignore. Je commence à comprendre lorsque nous sortons de la ville et que nous empruntons la route de Bosquet. Arrivés à Bosquet nous nous arrêtons devant la gendarmerie où je suis de nouveau conduit dans un bureau ; quelques instants passent lorsqu'un homme européen est introduit. Un gendarme demande à l'homme s'il me connaît, il répond par la négative ; puis la même question m'est formulée. Je réponds que c'est la première fois que je le vois, ce qui est exact.

Je réembarque dans le camion qui prend la direction de la plage et s'arrête devant une ancienne colonie de vacances ; cet endroit nous servait de refuge lorsque j'étais au maquis. Un gendarme me fait descendre et nous pénétrons à l'intérieur. J'ai un pincement au cœur en retrouvant ce lieu où quelques semaines plus tôt j'y étais encore. Je suis interrompu dans mes réflexions par un gendarme qui m'interpelle : " C'est bien là que vous étiez ? "Reste-t'il des armes cachées quelque part ? Il vaut mieux que ce soyons nous qui les récupérions plutôt que les fellouzes ". Je lui réponds qu'en effet c'était une base de notre commando mais qu'en revanche aucune arme n'a été cachée.

Quelques gendarmes continuent à fouiller ; ne trouvant vraisemblablement pas ce qu'ils cherchaient, ils remontent dans les camions. Nous reprenons le chemin et arrivons à Mostaganem vers midi.

Je réintègre ma cellule qui est à présent vide ; les deux autres occupants ont sans doute été transférés ailleurs. Après un repas qu'un gendarme m'a amené je m'allonge ; les heures passent, interminables ; la nuit tombe lorsque de nouveau on m'apporte à manger.

Je n'arrive pas à trouver le sommeil et j'ai le sentiment de m'être endormi lorsque l'on est venu me réveiller, à 6 heures. Le gendarme qui m'apporte un café m'annonce que je vais être transféré en début d'après-midi à Ardaillon.

La matinée passe relativement vite et j'attends le repas avec une certaine impatience ; si je reste longtemps dans ces conditions je vais engraissé. A midi…enfin je remange.

En tout début d'après-midi un gendarme vient rechercher les plats du repas et me demande de le suivre. Dehors, dans la cour, j'aperçois deux A.M. et un petit fourgon de la gendarmerie. Trois gendarmes qui m'attendent me font monter dans le fourgon, me passent des menottes et prennent place dans le fourgon, armés de P.M.

Une A.M. manœuvre et se place devant le fourgon pendant que la seconde se met derrière. J'ai l'impression qu'il y aura d'autres détenus et me hasarde à questionner l'un des gendarmes qui m'apprend que je suis seul.

La réponse me fait sourire ; en effet je n'aurai pas imaginé être dangereux au point de me transférer entre deux chars.

Le voyage s'écoule monotone ; à la traversée d'Assi-Bou-Nif, j'observe la rue afin d'apercevoir un visage ami ou connu ; j'aperçois Pépico devant sa boulangerie, il regarde le convoi mais visiblement il ne m'a pas vu. J'ai de nouveau une boule à l'estomac. Plus jamais je ne reverrai le village de ma naissance. En fin d'après-midi nous traversons le village nègre ; à 17 heures nous arrivons à Ardaillon.

Je suis aussitôt pris en charge par un garde mobile qui me fait signe de le suivre. Nous montons au premier étage et suivons un long couloir sur lequel donnent plusieurs salles ; je ne peux m'empêcher de penser qu'il n'y a pas si longtemps ces salles servaient à la culture, aujourd'hui elles servent à la torture. A la dernière porte le garde mobile s'arrête et me fait entrer en me disant de me " démerder " pour trouver une place.

Je reste immobilisé de stupeur devant le tableau qui s'offre à moi, spectacle de détresse et de haine. Devant moi une trentaine de personnes, toutes assises ou couchées sur un lit de camp, leur poignet gauche est pris par une menotte qui elle-même est prise au lit de camp.

Un vague " salut " de la part de quelques détenus m'annonce la bienvenue ; l'un d'eux, un colosse brun, me fait signe de prendre le lit qui est à côté de lui. Personne ne parle. Je m'assois sur mon lit et j'observe mes nouveaux compagnons d'infortune ; le silence oppressant qui y règne m'ôte l'envie d'interroger mes compagnons.

Chacun a le visage sombre, les traits tirés, certains ont le regard chargé de haine et mâchonnent un chewing-gum imaginaire tout en faisant craquer les articulations de leurs mains ; d'autres sont marqués par la tristesse, le désarroi.

L'un d'eux se met à siffloter " l'Algérienne ", ce fameux chant de l'Algérie Française : " Fils du Djebel et de la plaine, des douars, des champs et des cités, de nos mains formons une chaîne d'amour et de fraternité. Algérie, Algérie Française ton jour de gloire est arrivé, comme ceux de 93, tous nos anciens se sont levés, aux accents de la Marseillaise ils ont juré le treize mai que désormais et à jamais l'Algérie resterait Française ".

Je suis envahi par ce chant qui hier encore était un chant de victoire et aujourd'hui……..

Mes pensées sont de courte durée car des cris mêlés d'ordres et d'injures s'élèvent dans le couloir. Mon voisin m'apprend que c'est la soupe, le mot soupe fait ricaner plusieurs détenus, j'en comprendrai la raison dans un tout court instant.

Un garde mobile, un panier à la main, entre dans la salle, il est suivi d'un autre garde mobile armé d'une MAT 49 ; le premier tend à tour de rôle son panier aux détenus qui prennent chacun un morceau de pain, j'en fais de même lorsque le panier m'est présenté, mon morceau de pain n'est pas plus gros que la paume de ma main, à l'intérieur je devine une tranche de saucisson qui a beaucoup plus l'aspect d'un déchet que d'une tranche. Le garde mobile s'aperçoit que je ne suis pas enchaîné et me rassure en m'annonçant que ce sera fait sitôt qu'il aura fini la distribution des " repas ".

Mon voisin se décidant à parler m'indique que c'est le seul repas auquel nous ayons droit : " lorsque ces en….. nous servent deux fois par jour, c'est vraiment un coup de veine. Pour aller chié tu gardes même les menottes, de plus si ce soir tu entends rafaler, t'as pas à t'affoler ce sont les nôtres qui essaient d'en allumer quelques uns (il parle des gardes mobiles) quoique çà m'étonnerait que çà straffe car les " rouges " ont trouvé le moyen de se protéger en nous mettant debout devant les fenêtres ".

Nous continuons à discuter pendant un moment, d'autres détenus se joignent à la discussion ; chacun se présente, il y en a d'a peu près toute l'Oranie : Relizane, Tiaret, Saïda, je constate que je suis le seul Mostaganémois ; j'apprends également que certains membres de l'Organisation ont retourné leur veste et essaient de faire parler les nouveaux arrivants.

Les voix se taisent à l'entrée de notre " serveur " qui vient droit sur moi. Finie la liberté. Il me défait le poignet droit et m'enchaîne au lit comme tous les autres.

Il ne me reste plus qu'à m'allonger. Un voisin me demande une cigarette, je sors mon paquet que, par bonheur, j'ai pu conserver et je fais une distribution générale, lorsqu'il me revient, il ne reste plus qu'une cigarette.

Ma première nuit se passe relativement calme, quelques sourdes explosions de plastic et de petites rafales d'armes automatiques que l'on peut entendre au loin rompent le silence qui s'est installée dans la salle. Le jour s'est à peine levé que nous sommes réveillés par une espèce d'homme préhistorique revêtant la prestigieuse tenue des Forces Rouges ; puis nous sommes conduits deux par deux aux W.C. ; nous sommes toujours enchaînés même dans les toilettes.

Il doit être 8 heures lorsque l'on vient me chercher pour l'interrogatoire. Je pénètre dans une grande salle où se trouvent d'autres détenus, mais ceux-là sont d'un tout autre genre que mes autres infortunés camarades ; en effet tous ces détenus sont sur le point d'être libérés en échange vraisemblablement de quelques renseignements. L'un d'eux me lance au passage : " te casse pas la tête, maintenant la guerre est finie ; raconte ce que tu sais et tu pourras rentrer en France, de toutes façons tout est perdu et on n'a plus rien à défendre ". Je me retourne et me contente de lui lancer un regard de mépris. Qu'en est-il de l'honneur ?

Le garde mobile me fait asseoir face à lui ; un autre garde mobile le rejoint avec un gros paquet qu'il dépose sur la table ; les questions fusent : quel commando, comment s'appelle le chef, qui étaient mes compagnons, etc…,etc…, puis on ouvre le paquet qui contient des photos d'identités et on tourne, page par page, et on questionne : " celui-là, tu connais ? ", et celui-là ? En réalité sur les dizaines de photos qu'ils me présentent, je ne reconnais que quelques visages .

Un garde mobile s'énerve et me menace de me lâcher chez les " arabes " ; l'autre, au contraire, me dit que si je coopère, je serai mis dans un avion pour la France et ne serai pas inquiété. Je continue à leur indiquer qu'il y a méprise et que je n'ai jamais fait partie d'un mouvement activiste. Au bout de deux ou trois heures je suis ramené sans grand ménagement à mon lit picot.

En tout début d'après-midi, deux gardes mobiles viennent me chercher ; je suis conduit dans un fourgon et nous partons pour une direction inconnue. Je reconnais le boulevard Clémenceau que nous descendons, l'avenue Alsace-Lorraine, je prends conscience de ma destination lorsque j'aperçois la place du maréchal Foch : le château-neuf, je frémis de peur à l'idée d'aller chez les barbouzes, car c'est bien là que les gardes mobiles me conduisent. Je me retrace rapidement un film afin de ne pas me contredire avec l'interrogatoire des gardes mobiles, mais surtout pour bien m'en imprégner et m'en convaincre. Jusqu'à présent, j'ai fait face sans peur à toutes les situations, sauf sans doute mon arrestation par la Force Locale, mais j'avoue que je ne suis pas tranquille. Je suis encore plongé dans mes réflexions lorsque la porte du fourgon s'ouvre brutalement. Une espèce de chimpanzé me tire du fourgon et me fait tomber à terre ; avec mes menottes aux poignets j'ai des difficultés à me relever.

Je suis conduit sans ménagement dans une pièce dans laquelle se trouvent deux civils qui me pressent aussitôt de questions. Mon silence ou mes réponses ne semblent pas leur convenir, aussi ai-je droit à quelques tartes ; sans trop de gravité. L'interrogatoire se poursuit par intermittence. On m'interroge, on me file quelques coups puis on m'enferme dans une cellule ; un moment après on revient me chercher et on recommence. Je ne sais pas combien de temps tout cela a duré, je ne sais pas s'il fait jour ou nuit, je ne me souviens pas d'avoir dormi. Je sais seulement que je suis complètement ankylosé, j'ai mal aux côtes mais la douleur est supportable.

A un moment, un civil que je n'avais pas vu jusque là rentre dans ma cellule et me demande de le suivre. Au fond de moi-même je me dis que cette fois, mon interrogatoire risque d'être plus musclé. Nous traversons un couloir et j'aperçois au fond par la vitre du dessus de la porte la lumière du jour ; je m'interroge toujours lorsque je le vois ouvrir la porte qui donne sur la cour ; en face du portail d'entrée ; l'homme, toujours sans prononcer un mot, se dirige vers l'immense porte d'entrée et me dit : " tu peux partir, tu es libre ". Je n'y comprends rien et je redoute d'être dehors. Je me hasarde quand même à lui demander la raison de cette soudaine libération et le prie de me remettre ma carte d'identité et l'argent que je possédais. Sa réponse, sèche me fait comprendre qu'il vaut mieux que je parte vite. " Tu es libéré parce qu'on a des ordres, c'est déjà bien que tu sois libre, alors n'en demande pas plus ".

Je me hasarde sur le pas de la porte en me demandant où je peux bien aller, sans papier, sans un sou en poche ; très vite j'opte pour rejoindre la place Maréchal Foch.

En jetant un rapide regard circulaire, je m'aperçois qu'il y a des arabes un peu partout, je fais mine de ne pas les voir et allonge le pas ; je passe la place et décide de me diriger vers la place des Victoires.

La ville semble morte, je croise très peu de passants et tous semblent inquiets ; rue Alsace Lorraine je suis apostrophé par un musulman au volant d'un tube Citroën : " ou vas-tu ? " ; je lui réponds que je n'ai pas de but précis mais que j'aimerai bien me rendre à La Sénia. Il descend, ouvre la porte arrière et me demande de monter et de me cacher derrière des ballots de je ne sais trop quoi.

Une fois encore je me demande ce que je dois faire ; mais je n'ai pas d'autre alternative que lui faire confiance. Je monte donc et m'accroupis derrière. Je suis fatigué, je sombre malgré moi dans un demi-sommeil, je ne veux plus penser à rien. J'ai tout perdu, j'ignore où sont mes parents, je ne sais pas de quelle manière je vais pouvoir quitter l'Algérie, je ne connais personne en France, je n'ai aucun papier, je n'ai pas d'argent et, en plus, je ne sais même pas où il me conduit.

La seule chose dont j'ai conscience, c'est qu'il s'est arrêté plusieurs fois et a parlé en arabe, avec qui ? Je n'en sais strictement rien ; je présume que ce doit être avec des éléments de la Force Locale qui investissent peu à peu la ville.

Le voyage me paraît interminable ; un nouvel arrêt. Je m'immobilise et retiens mon souffle. La porte s'ouvre. " on est arrivé ; tu peux descendre ". C'est bien tout çà, on est arrivé mais où ? Je n'ose pas bouger. Et puis, je me décide à sortir.

Le tube est garé sur la route ; à droite, un champ sur lequel sont entassés des centaines, des milliers de personnes. J'aperçois au loin l'aéroport qui me semble encore être un mirage.

Je me tourne vers celui qui aura été mon sauveur, je l'embrasse, je pleure, lui aussi a des larmes qui coulent le long de ses joues lorsqu'il me dit : " Bonne chance, mon frère. " Qu'est-il devenu ?

La nuit est tombée, des lumières de lampes torches ou de bougies s'allument un peu partout ; je me dirige vers ce qui pourrait être une porte d' accés à l'aéroport. Effectivement au fur et à mesure que j'avance au milieu d'une foule de gens de tout âge, les uns couchés à même le sol, d'autres assis autour d'un feu, j'aperçois une porte qui semble être l'accès à l'aéroport. Devant la porte ou, plus exactement derrière la porte et le grillage de clôture un CRS - il y avait longtemps que je n'en avais pas vu - Je l'interroge sur la façon dont il faut s'y prendre pour rentrer à l'aéroport. J'entends une espèce de grognement qui me dit de revenir demain matin.

Tout à l'heure LA FRANCE. Une nouvelle histoire banale prend jour


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