BEAUSÉJOUR ET LES SANTONS
De Louis ARNAUD
La colline des Santons descendait en pente douce et régulière derrière la Cathédrale pour finir, en mourant, tout près de l'actuelle place Marchis, où l'on peut voir encore ses ultimes protubérances qui viennent affleurer le prolongement des Allées Guynemer.

Cette colline semblait avoir été créée uniquement pour porter sur son sommet la Citadelle chargée d'assurer la défense de la ville qui s'était appuyée contre son flanc.
La Casbah, en effet, dominait, du haut de quatre- vingt-cinq mètres d'altitude, tout l'alentour aussi loin que la vue pouvait le permettre.

Elle constituait un admirable poste de guet, en mê-me temps qu'une position stratégique de premier ordre pour prévenir et maîtriser les attaques ennemies, d'où qu'elles vinssent, de la terre ou de la mer.

De ce côté, pour symboliser sa destination tutélaire, un énorme lion de granit se tenait assis au milieu des flots, bravant vents et marées, immuablement figé dans une garde vigilante et attentive.
A l'arrivée des Français, il n'y avait, à peu près, aucune végétation sur la colline.

A peine quelques touffes de jujubiers étiques met-taient-elles des taches vertes éparses sur la nudité triste et décevante d'un sol pierreux et aride.

Le Génie militaire avait procédé Immédiatement au boisement de la colline qui, déjà portait le nom des Santons, dont la consonance est si peu révélatrice d'une origine musulmane.

Les Santons sont, en effet, des Ascètes religieux musulmans d'une façon générale, et, tout particulièrement, en Algérie, ce mot sert à désigner un édifice contenant le tombeau d'un Saint musulman.

Etait-ce ce vieux Marabout, à la coupole blanche, que l'on voyait de loin dans la colline qui était la cause de cette appellation ou bien était-elle due à cet ancien cimetière des lettrés qui se trouvait avant la venue des Français, sur le flanc sud de la colline, tout près de la porte Casbah ?

Auprès de ce modeste mausolée, et sur le versant nord-ouest du coteau, il y avait, autrefois, de nombreux gourbis où logeaient des familles d'artisans et de militaires indigènes, ainsi que des journaliers kabyles travail-lant dans la ville.

Ces habitants, pour des raisons d'opportunité, et notamment à cause de la proximité d'une poudrière que l'on venait de construire non loin de l'Eglise, furent transférés, en 1847, sur des terrains domaniaux plus éloignés de la ville où ils ont formé l'embryon de ce pittoresque quartier des « Béni-Ramassés » qui est, aujourd'hui, en voie de transformation.
D'aucuns peut-être ont pu croire que le nom de cette colline, si proche de la Cathédrale, était une réminiscence de nos crèches provençales que peuplent tant de petits personnages de terre séchée et coloriée que l'on appelle des « Santons > au pays d'Arles et dans les Baux.

Il n'en est rien, on le voit, mais cet emploi de deux locutions exactement semblables dans deux religions bien différentes ne sauraient passer sans être remarqué.


La crête des Santons déclinante vers l'ouest, était en arrière de l'église.

Le flanc de la petite montagne formait ainsi un vaste écran, d'un vert tendre, couleur du feuillage des conifères plantés par l'Administration militaire. Sur cet écran, l'édifice religieux avec son parvis ruché tout en haut de l'énorme escalier de pierre qui permet d'y accéder avait un relief et une majesté qu'il n'a plus aujourd'hui.

Ce clair rideau de verdure qui faisait à l'église un décor si harmonieux pesait, au contraire, lourdement et péniblement sur l'atmosphère de la nouvelle ville qui s'était déployée devant elle après 1868.

Il formait, en effet, un rempart inexorable, interdisant à tous les vents du nord, Aquilon, Mistral ou Tramontane, si forts et si violents fussent-ils, de pénétrer dans la ville et de rafraîchir, l'été, l'atmosphère de nos rues.

Les chaussées terreuses et caillouteuses, emmagasinaient alors la chaleur solaire et le séjour de la ville, par ailleurs, largement exposée aux vents du Sud, était insupportable lorsque soufflait le sirocco.

Mais ce n'était pas en cela seulement que la jolie montagnette faisait surtout tort à la ville.
Elle s'opposait farouchement, aussi, à son expansion vers le nord, à sa poussée logique et rationnelle vers la mer.
Elle était si haute et si abrupte qu'on n'avait jamais osé envisager de la faire franchir par des rues, ou, plus simplement, de la décaper.
Lors, on avait construit sur sa crête le nouveau mur de l'enceinte, élargie en 1868, et cela l'avait rendue plus infranchissable encore.

Et c'est ainsi qu'on avait cru raisonnable de placer la prison à l'extrémité de la ville et le cimetière de l'autre côté de la colline infranchissable, sans songer qu'un jour viendrait où ces deux organismes si peu attrayants et pourtant indispensables dans la vie d'une cité, seraient parfaitement indésirables dans la plus aristocratique avenue de la ville et au milieu d'une banlieue salubre, gaie et pleine de vie.

La ville semblait donc condamnée à ne pouvoir s'éten-dre que dans la direction du Pont d'Hippone, ou vers la Colonne ou l'Orphelinat, sur des terres autrefois recouvertes par des marécages et toujours infestées de mous-tiques.
Cette perspective n'était certainement pas très réjouissante.
Le seul palliatif ne pouvait se trouver que dans l'im-médiat et le réel, en s'inspirant du « carpe diem » d'Horace.
La colline des Santons était un site ravissant en plein centre de la ville et un lieu de promenade agréable et tout proche.

Une route qui, depuis 1868 partait de la porte de l'Aqueduc, à une centaine de mètres à peine de l'église et de la prison, montait doucement vers la Casbah en suivant l'intérieur de l'enceinte fortifiée.
Elle allait à travers les pins verdoyants qui laissaient voir, par endroit, à mesure que l'on montait en avançant, un panorama merveilleux.

C'était d'abord la ville avec ses rues droites et son impeccable symétrie.
Ensuite, d'un peu plus haut, la petite darse apparaissait comme un joli rectangle colorié faisant suite au Cours qui semblait rentrer sous la montagne.

Puis, la plaine, verte ou dorée, traversée par la Seybouse et la Boudjimah, jolis rubans d'acier, s'offrait, au regard et l'accaparait tout entier.
Enfin, lorsqu'on parvenait au sommet de la colline, c'était le golfe immense et tout bleu, bordé de sables blonds magnifiquement étalé entre le Cap de Garde et le brumeux Cap Rosa, qui surgissait brusquement sous les yeux éblouis du promeneur.

La jolie randonnée qui avait commencé, et s'était poursuivie sans la moindre fatigue, continuellement sous les vertes ramures des pins ombreux, finissait en une éclatante et grandiose féerie bleue, entre le ciel et la mer.

L'éclatante et radieuse beauté du site faisait alors mieux apparaître la laideur de la pauvre citadelle turque qui avait été, en 1832, le théâtre du plus beau fait d'armes du siècle.

La Casbah, construite en l'an 1300, sur l'ordre du Bey de Tunis, avait été entièrement reconstruite par les Espagnols entre 1535 et 1540 sans que son vieil aspect extérieur, ait été, le moins du monde, modifié. La ville était placée sous sa protection et sous sa menace. Avec les canons dont elle était pourvue, elle était capable d'inter-dire l'accès de la ville à tout ennemi venant de la mer ou de la plaine, ou bien elle pouvait la détruire complètement en cas de révolte des habitants.

La vieille citadelle, a servi de prison aux déportés de 1852 et 1853 qui s'étaient révoltés contre l'accession de Napoléon III au trône impérial.
Arthur Ranc, farouche adversaire de l'Empire, y fut détenu pendant quelque temps comme complice de Bellemare, après l'attentat contre l'Impératrice en 1853. On pouvait voir son nom gravé, sans doute par lui, dans le mur de la cellule qu'il avait dû occuper. Avec ses compagnons d'infortune, ils avaient réussi à creuser un passage souterrain sous les vieilles murailles, par où ils espéraient pouvoir s'évader et s'embarquer sur un navire qui attendait dans la baie.

Mais le complot fut découvert et les déportés furent dirigés sur Lambèse, d'où Ranc parvint, quand même, à s'évader pour se réfugier en Suisse et ne revenir en France qu'après l'amnistie de 1859.
Lorsque les travaux pour l'agrandissement du port furent entrepris, en 1886, par MM. Danton et Vaccaro, le dernier contrefort ouest de la colline des Santons fut tout indiqué pour fournir les Matériaux nécessaires au comblement des deux tiers de la superficie de notre avant-port d'alors et à la confection des blocs de maçonnerie nécessaires aux nouveaux quais et aux jetées futures.

Pour amener ces matériaux à la mer, on éventra la falaise entre l’hôpital civil et la place Casbah et le joli Pont de la Tranchée fut construit à vingt-sept mètres au-dessus du petit chemin de fer qui allait les chercher derrière l'église.

Derrière l'église et en avant de la masse verte des pins que traversait allègrement un aqueduc, construit, en 1835, pour amener l'eau de l'Oued Forcha au château-d'eau, dont les arceaux semblaient enjamber les arbres, il y avait le Presbytère qui avait été édifié en 1859.

C'était une grande bâtisse de forme rectangulaire élevée d'un étage adossée à la montagne et superposée à une importante construction qui servait de local à une école religieuse, communément appelée la « maîtrise », très fréquentée à l'époque.
Le presbytère et la Maîtrise furent naturellement les premières victimes des démolisseurs de la colline.
Le Presbytère, abandonnant les lieux où il était depuis plus de trente ans, s'en vint se loger dans un immeuble portant le numéro 15 de la rue Perrégaux, sans qu'on songeât jamais à le réédifier à proximité de la Cathédrale sur son ancien emplacement.

La Maîtrise, sous la forme d'une école des Frères de la Doctrine chrétienne, s'en fut vers la rue de la Douane.

Mais les remparts de la ville oui suivaient la crête de la colline et qui tombèrent avec elle, furent immédiatement reconstruits sur la surface plane apparue après le dérasement des Santons, s'opposant ainsi à l'extension de la ville de ce côté-là, pendant plus d'un quart de siècle encore.
La disparition du rideau de verdure avait, malgré tout, ouvert des perspectives nouvelles.

Avec la brise marine venant, enfin, balayer les chaudes effluves qui avaient jusque-là enveloppé le Cours et les rues avoisinantes, était venu aussi l'espoir de pouvoir élargir, un jour, vers la mer, le périmètre de la cité.

De l'autre côté de la partie des Santons, découpée par les besoins des travaux de l'agrandissement du port, les terrains étaient schisteux et pauvres et leur déclivité ses rendaient difficilement utilisables pour une appropria-tion quelconque.

Ils avaient pu servir, cependant, à la constitution de petites propriétés, villas de plaisance ou d'habitation, qui bardaient la vieille route du Fort Génois. Mais le flanc de la colline qui, par derrière, descendait jusqu'à elles, en pente parfois raide, était recouvert d'une herbe rare, de jujubiers plus ou moins sauvages et de lentisques.

Ces terrains paraissaient, dans de telles conditions, devoir être d'une utilisation pratique des plus restreintes.

La ville qui comptait alors trente-cinq mille habitants, éprouvait le besoin de se libérer de la contrainte que lui imposait sa vieille enceinte de 1868 dont elle avait déjà demandé le déclassement pur et simple.

Un décret du 28 avril 1906, avait enfin prononcé cette mesure, qui permettait d'envisager la possibilité d'une future expansion de la ville vers la mer à plus ou moins brève échéance.

Une société « Le Patrimoine Coopératif Bônois », constituée dès le 27 avril 1910, entreprit alors, de bâtir sur ces mauvais terrains des petites villas destinées au logement de ses adhérents.

Elle procéda, dans ce but, à l'acquisition des propriétés Panaget, Berepion, Charmaty et Bousseau qui permirent d'élaborer un vaste plan d'ensemble tendant à l'établissement d'une proche banlieue au nord de la ville.

Grâce à l'intelligence, au dévouement et à la ténacité des dirigeants de cette société, dont les noms méritent vraiment d'être connus de la postérité, Louis Jammy, ancien élève de l'école Polytechnique, François Tanti et Albert Bayelt, respectivement président, secrétaire et administrateur de la société, c'est une cité nouvelle et sans pareille, aussi bien pour la beauté du site, pour sa salubrité et pour l'ordonnance de ses rues, qui se développa rapidement sur ces terrains abrupts et arides.

Le magnifique boulevard Narbonne qui la traverse dans toute la longueur et la relie avec le coeur même de la ville, est comme son épine dorsale sur laquelle viennent se ramifier toutes les autres artères, de moindre importance, peut-être, mais qui ont chacune leur cachet d'élégance et de coquetterie, tout autant que le grand boulevard lui-même.

Les unes grimpent en serpentant jusqu'au sommet du coteau pour arriver à découvrir la mer, les autres dévalent vers l'ancienne route du Fort Génois qui a perdu, du coup, son air triste et morose d'autrefois, pour venir rejoindre le stade, les courts de tennis, les boulodromes, et le lycée Saint Augustin.

Des immeubles modernes et somptueux, à cinq et six étages, auxquels se mêlent de jolies petites villas pimpantes et fleuries, forment le plus bel ensemble et le plus beau décor qui se puissent imaginer en matière d'urbanisme.

Il y a là, dans ces îlots de maisons, qui s'appuient contre le flanc de la montagne, ou qui se cachent dans la verdure des bas-fonds, des quartiers aux noms divers, tout parés de poésie : Beauséjour, Frais vallon, La Ménadia, Les Palmes, Les Crêtes et Beauséjour supérieur.

Beauséjour Supérieur qui escalade le versant nord des Santons, pour aller rejoindre la Ménadia et les Caroubiers, puis redescendre Jusqu'au Lever de l'Aurore a permis de mettre un morceau de Méditerranée dans chaque maison et beaucoup de brise marine dans les Jardins des villas.

La ceinture que font à la ville toutes ces maisons, grandes et petites, aux couleurs gaies, vives, à peine séparées les unes des autres par des espaces de verdure, sans doute trop rares, ajoutent à son charme naturel.

On ne peut être qu'émerveillé en songeant qu'en un quart de siècle tout cela a surgi de terre.

Le sol inculte et rocailleux a fait place à des charmants jardinets. Les roses, les iris, les glaïeuls et les lilas ont remplacé les mauvais jujubiers rabougris et les vilains arbustes sauvages dont la montagne était couverte.

On est obligé de convenir que là, du moins, le Présent et préférable au Passé.

Au commencement de ce siècle, entre le cimetière, les Caroubiers, la Cathédrale et le boulevard Mermoz, il n'y avait pas dix maisons. Les lieux avaient un aspect sinistre et le sol paraissait rebelle à tout usage.

Cette métamorphose, qu'on pourrait croire due à la baguette magique d'une fée bienfaisante, telle la marraine de Cendrillon, peut et doit même être rattachée, à sa base, aux travaux d'agrandissement du Port.

Mais elle est aussi et avant tout, quant à sa réalisation, l’œuvre de ces trois hommes dont les noms sont cités plus haut, qui se sont acharnés à réaliser la tâche qu'ils avaient conçue eux-mêmes.

Ils n'ont jamais songé dans la réalisation de ce nouveau travail d'Hercule, à un profit personnel quelconque, ils n'ont eu en vue que l'intérêt de la collectivité prolétarienne et la satisfaction pour eux d'avoir pu faire le bien.

On aurait tort de vouloir attribuer à l'une quelconque des Municipalités bônoises de l'époque, le mérite ou seulement l'initiative, ou l'idée de la création de ce somptueux quartier de Beauséjour qui a pourtant si grandement contribué au développement de Saint-Cloud-les-Plages et à la poussée de la ville vers la mer.
C'est le « Patrimoine Coopératif » seul, qui a accompli ce véritable tour de force consistant à faire surgir une ville commode, agréable et superbe, d'un sol escarpé, rocheux, paraissant impropre à une telle destination.
Mais ce qui force encore plus l'admiration, c'est la construction de cet admirable boulevard de vingt-deux mètres de largeur qui s'étend si aisément sur un kilomètre de longueur, à même le flanc du coteau, de ce coteau hargneux et affreux autrefois.

Son inauguration a eu lieu en 1924, et c'est cet événe-ment qui marque le début de l'évolution du nouveau faubourg.

En moins de trente ans, c'est toute une ville nouvelle qui s'est étendue dans tous les sens, et qui a permis à Saint-Cloud-les-Plages de prendre une importance imprévue jusqu'alors grâce à ce boulevard œuvre exclusive, tant pour son tracé que pour sa construction, de trois hommes : Jammy, Tanti et Baylet.

De ces trois hommes, Albert Baylet qui vit encore, a certainement, concouru le plus activement à la réalisation de œuvre du « Patrimoine Coopératif Bônois ».

Depuis de longues années, par suite du décès de ses deux autres collaborateurs, il est seul à diriger les destinées des entreprises de cette société à qui la ville doit tant de réalisations intéressantes.

Malgré son âge, il est plus qu'octogénaire, il a conservé sa verdeur et surtout tous ses espoirs et toute sa foi dans l'avenir de la Ville de Bône.
(Albert Baylet est décédé à Nice, le 1958, à l'âge de ).

Le souvenir de François Tanti est rappelé par une rue qui porte son nom dans ce quartier magnifique à la création duquel il a tant contribué.

Mais il semble qu'on ait trop injustement oublié Louis Jammy qui fut le vrai « deus ex machina » de l'entreprise du « Patrimoine Coopératif Bônois ».

Polytechnicien, constructeur de ports et de villes, il a réalisé seul le projet conçu à trois, sans en avoir le moindre profit, direct ou indirect, moral ou matériel.

Conseiller général et Conseiller municipal, au surplus, il eut été normal qu'une artère de Beauséjour rappelât les services qu'il a rendus à la collectivité bônoise, en même temps que œuvre qu'il a accomplie dans la création de ce joli quartier.