HISTOIRE DE PLUMES ET DE POILS
René VENTO
La Dêpeche de l'Est, 15 mars 2002


Tout au fond de la cour des modernes du lycée Saint-Augustin, devant l'entrée de la classe au rez-de-chaussée. une jeune femme vécue d'un tailleur bleu et coiffée d'un chignon attendait ses élèves de 4ème pour le premier cours de musique de cette année scolaire qui débutait. C'était mademoiselle Bauce, le nouveau professeur. qui avait quitté son Anjou natal pour initier les jeunes Bônois à l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille.
La nomination au lycée d'un professeur venant de métropole exacerbait notre curiosité de découvrir son accent "frangaoui" et notre volonté de lui infliger une sorte de bizutage linguistique jusqu'à ce que son vocabulaire se confonde avec celui de la cité du diocane. De plus, comme on disait là-bas, mademoiselle Bauce était une vieille fille puisqu'on l'appelait MADEMOISELLE malgré ses trente ans bien sonnés. Certains la trouvaient même plutôt jeune et pas trop vilaine pour son âge. Bref, c'était tout simplement une vieille jeune fille qui avait coiffé Sainte Catherine.
Dès notre entrée dans la classe, mademoiselle Bauce saisit une baguette de bois et du haut de son estrade nous fit signe de nous asseoir sans dire un mot. Elle nous distribua un papier sur lequel étaient écrites les paroles d'une chanson et commença à nous apprendre à la fredonner. Voici le récit, à défaut d'un enregistrement sonore. de ce cours de musique.

- Mlle Bauce, sa baguette pointée vers le plafond
- Mon merle a perdu une plume...
- La première rangée, désignée par la baguette pointée comme une épée de Damocles
- Mon merle a perdu deux plumes ....
- La troisième rangée
- Mon merle a perdu trois plumes...
- Les quatrième, cinquième, sixième rangées,
- Quatre plumes, cinq plumes, six plumes ....
- Toute la classe en chœur avec Mlle Bauce
- Mon merle n'a plus de plume...

Au fur et à mesure, mademoiselle Bauce se trémoussait sur l'estrade comme si elle nous interprétait la Chevauchée des Walkyries.
Pendant un mois, chaque cours de musique commençait selon le même rituel avec la chanson du merle qui perdait ses plumes. Très déçus de ne pas avoir eu l'occasion d'entendre parler mademoiselle Bauce, quelques élèves mijotèrent une plaisanterie puisée dans les fondements de la culture bônoise. Ils distribuèrent un papier contenant les paroles revues et corrigées de la chanson du merle.

Voici le récit de ce cours mémorable, toujours chanté sur l'air du merle.
- Un élève, debout. commence à chanter pendant que mademoiselle Bauce cherche sa baguette.
- Mon Neu a perdu un poil...
- Mlle Bauce ayant retrouvé sa baguette et la pointe sur la deuxième rangée qui réplique
- Mon Neu a perdu deux poils...
- Puis c'est le tour de la troisième rangée.
- Mon Neu a perdu trois poils...
- Les quatrième. cinquième et sixième rangée dans un fou rire collectif
- Quatre poils, cinq poils, six poils...
- Enfin toute la classe en chœur avec mademoiselle Bauce
- Mon Neu n’est plus poilu...

A la fin de la chanson. nous nous attendions à subir les foudres du professeur. Aussi. un silence inquiet régnait-il dans la classe. Contrairement à ce que nous avions pensé mademoiselle Bauce avait un sourire radieux et semblait même avoir apprécié notre enthousiasme à chanter à gorge déployée. . A la fin du cours, en nous faisant sortir, elle fredonnait même l'air et les paroles du Neu qui avait perdu ses poils.

- Pendant la récréation. elle se dirigea en courant vers son collègue de musique, monsieur Diapason, et lui demanda sur un ton badin.

Dites donc, est-ce que dans la région de Bône, il existe un animal à poils que l'on appelle le Neu ?

- M. Diapason
Pourquoi vous en avez vu un ?

- Mlle Bauce
Non, mais aujourd'hui mes élèves ont chanté une chanson sur un air que je leur ai appris mais ils ont changé les paroles. J'ai cru comprendre qu'ils préféraient chanter la faune locale...

- M. Diapason
Vos élèves se sont moqués de vous ! le Neu, à Bône, c'est l'appareil génital masculin !!!

- Mlle Bauce
Oh les chenapans, je vais leur apprendre à respecter leur professeur !

- M. Diapason
N'en faites rien, sinon un jour, il vous auront avec un autre mot. Je vous conseille de prendre des cours de bônois.
Je peux vous envoyer cher Fernand Bussutil, c'est un expert en la matière.

Quelques mois ont passé et un jour mademoiselle Bauce nous invita fermement à chanter "le merle" laissé aux oubliettes depuis l'affaire du Neu.
Avant de commencer, elle nous lança sur un ton sec avec l'accent de chez nous.

- Le premier qui met des gros mots dans les paroles, tête de ma mère je lui fous une delcade sur le tafanar que pendant un mois plus s'asseoir y pourra !!!

Dix ans se sont écoulés et en cette rentrée 1963, le chant du merle ne résonne plus dans la salle de musique du lycée Saint-Augustin. C'est à présent mon tour de débuter une carrière de professeur dans un grand lycée d'Angers, en Anjou, province natale de mademoiselle Bauce. En me dirigeant vers le laboratoire de chimie, j'entends un air connu chanté par de jeunes élèves. Je m'approche de la porte ouverte de la classe et, quelle surprise. je reconnais une baguette avec, au bout, mademoiselle Bauce, qui s'efforce d'apprendre la chanson du merle à des élèves à l'accent angevin très prononcé mais à l'oreille musicale manifestement peu développée. Avec une pointe d'intonations emportées d'Algérie après dix ans d'enseignement. elle interrompt la cacophonie de ses élèves d'un violent coup de baguette et ajoute :: en me prenant pour témoin.
-Po - po - po, comment qu'ils chantent mal !'.!
Les paroles ça va, mais la musique elle est pas Bône!


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