(ACEP-ENSEMBLE N° 224, Octobre 2000, pages 47 à 51)
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LES CONVOIS DE 1848 POUR LE CONSTANTINOIS

Publié avec l'aimable autorisation
de Emile et Simone Martin-Larras.
(1) Cahiers, nos 18 et 19 (Mai & juillet 1986)
Emile & Simone MARTIN-LARRAS
"En chaland de Paris à Marseille en 1848" publiés par "l'Association des Amis du Musée de la Batellerie" -Musée de la Batellerie à Conflans- Sainte-Honorine (78700) .

1 - Itinéraire et calendrier

L'article 10 du décret du 20 Septembre stipule :

"Les colons seront dirigés sur l’Algérie dans le plus bref délai possible"

Pour déplacer, économiquement et en quelques mois au plus, 12000 individus, hommes, femmes, enfants en bas âge, avec un minimum de bagages, le seul moyen de transport de masse, existant alors, est la voie d'eau car le chemin de fer n'en est encore qu'à ses balbutiements.

L'automne, saison choisie pour les départs, n'est pas particulièrement propice à la navigation fluviale, mais l'hiver, plus favorable, amoindrirait notablement un confort déjà minimal à bord des chalands; le gouvernement est, par ailleurs, pressé de " vider", en partie, Paris de ses "indésirables", mais aussi, à sa louange, d'installer nos émigrants en Algérie avant, bien avant, les grosses chaleurs dévastatrices de l'été.

Les marchés des 28/09, 5/10 et 20/10/1848 confient, par adjudication, le transport des colons à Mrs Mellet-Valois et Jouvellier-Gaudry, administrateurs gérants des " Paquebots de la Loire". L'itinéraire choisi, définitivement, pour rejoindre Marseille à partir de Paris, emprunte successivement la Haute Seine, les canaux du Loing, de Briare, latéral à la Loire, du Centre pour atteindre Chalon-sur-Saône, grâce aux fameuses " toues de la Loire ".
Un premier transbordement des passagers est alors effectué à bord de paquebots à vapeur qui les conduisent à Lyon par la Saône, où un second transbordement, la traversée de la cité étant alors impossible, toujours à bord de " steamers ", leur fait enfin atteindre Arles via le Rhône. Les colons parviennent enfin à Marseille grâce à un court trajet en chemin de fer.

Leur voyage dure de 13 à 15 jours. 17 convois de 850 personnes, en moyenne, rejoignent ainsi l’Algérie en 18 jours, des frégates militaires à vapeur assurant la fin de cet exceptionnel exode. À la variété des procédés de halage et de navigation, s'ajoute l'anormal recours à la navigation accélérée de nuit sur les canaux, malgré les dangers qu'elle peut comporter, recours motivé toujours par les soucis de rapidité, d'efficacité, d'économie...

Si la date du départ du 1er convoi est fixée au 8 Octobre 1848, il faudra attendre le 26, du même mois, pour que le 5ème soit dirigé vers la Province de Constantine ; en fait les centres de l'Oranie avaient déjà été planifiés par Lamoricière, bien avant Février 1848, dans de précédents plans de peuplement de l’Algérie, tandis que, ni dans l'Algérois ni dans le Constantinois, il n'avait été préparé d'emplacements pour de futurs villages agricoles ; les trois premiers convois, dirigés vers l'Oranie, susciteront de véhémentes protestations d'Alger et Constantine et par la suite des programmes de peuplement plus équilibrés.

2 - Le transport de Paris à Chalon-sur-Saône les chalands cabanés de Loire

Le bateau type utilisé pour le transport des colons est le " chaland de la Loire ": il approvisionne couramment Paris en produits ligériens mais sa construc-tion économique ne permet pas le support de frais de retour à vide et il encombre les ports de la capitale, d'où son emploi à moindre coût par l’entrepreneur Jouvellier-Gaudry. Du fait des dimensions des écluses rencontrées, la longueur du chaland est d'environ 27 m, sa largeur au plus de 4,7 m.

Pour une raison accidentelle, mis à part le ler convoi, tous ceux qui suivent remontent, au départ, la Seine en " trait halé" par une vingtaine de chevaux; sa composition est quasiment immuable: 6 " toues", dont 5 cabanées pour les passagers et 1 pour les bagages, plus 1 " margotat ", petite unité réservée également aux bagages; les toues, habituellement gréées pour naviguer à la voile sur la Loire, sont en effet deséquipées hormis le bateau de tête des bagages qui garde un court mât de halage et sa " piautre ", ou gouvernail, plus le " guinda ", ou treuil de manoeuvre; la perte de place, qui en résulte, nécessite l’usage du margotat, qui est d'ailleurs abandonné dès l’entrée en canal et le halage à bras d'homme.

Le cabanage des toues réservées au transport des colons est plus que sommaire. L'espace libre du chaland est divisé en 4 compartiments: à l’avant une cabine est aménagée pour la cuisine du bord et les réserves alimentaires, à l’arrière se situe le local de l'équipage; 2 chambres de 90 personnes chacune occupent une longueur d'environ 17 m: elles sont séparées par "l' osset " central du bateau, destiné essentiellement, ainsi que les planchers mobiles à l’avant et l'arrière du bateau, au vidage périodique de l'eau infiltrée, et ...aux latrines, (car n'oublions pas que tout débarquement est interdit durant la navigation effective qui dure 2 jours pleins, en particulier, pour la remontée de la Seine!).

Dans chaque compartiment, réservé aux colons, 4 rangs de banquettes longitudinales procurent des places assises de 45 cm de large aux voyageurs: les enfants, au-dessous de 2 ans, ne sont pas comptés. L'aération est limitée à 2 portes et à de larges " vasistas " percés tous les 10 pieds dans la toiture en pente et donc rarement ouverts en période pluvieuse. Les banquettes larges de 55 cm libèrent 2 couloirs larges de 1,05 m chacun; les deux banquettes centrales sont réservées aux hommes; des étagères sont de plus occupées par les matelas roulés, les multiples paquets des colons, comme les dessous des banquettes. L'inconfort du jour est donc particulièrement aggravé la nuit, où le coucher ne peut que s'envisager assis, ou, tête bêche sur des planches récupérées, auprès des mariniers complaisants, et disposées au travers des banquettes. Le jointoyage du cabanage est enfin loin d'être parfait et, par jours de pluie, les " pépins " sont ouverts à l’intérieur des compartiments, où l’atmosphère devient rapidement irrespirable.

Le bateau d'état-major ne transporte que 150 colons car la chambre avant est en partie réservée à l'ambulance et aux officiers: le capitaine, chef de l’expédition, son lieutenant adjoint, l’officier comptable, le docteur pris dans le cadre de l'armée et le représentant civil de l’entrepreneur veillant aux relais, aux approvisionnements. Chaque chaland a son chef de bateau; 12 hommes forment une escouade avec, à sa tête, un chef de groupe qui porte au bras une écharpe distinctive et participe au règlement du service et de l'ordre à bord. Les colons sont durant tout le voyage et, par la suite, durant toute la longue période d'installation et de probation en Algérie, régis militairement. La discipline est fermement maintenue et de fréquents cas d'ivresse sont sanctionnés par des débarquements et des marches à pied forcées jusqu'à Marseille! Le service de santé est assuré par l’ambulance et, malgré des précautions dilatoires au départ, les accouchements ne peuvent être évités, dans une asepsie plus que rudimentaire. Dans ces conditions de voyage effroyables, la mortalité infantile est particulièrement élevée, mais la Camarde fauche aussi, souvent par noyade, l'ivrogne incorrigible et maladroit

La ration journalière, prévue et distribuée, est au moins convenable sur les chalands : 750 gr de pain, 500 gr de viande remplaçable en cas de nécessité par de la charcuterie, 250 gr de légumes, 50 cl de vin. Les enfants de 2 ans et demi à 12 ans n'ont droit qu'à la demi-ration; pour les plus jeunes il est fait, chaque jour, 2 distributions de lait, à l’initiative gratuite de l'entrepreneur. La quantité de vin allouée est exagérée car, en général, absorbée uniquement par les hommes adultes, d'où les fréquents cas d'ivresse parmi les chefs de familles nombreuses. La soupe est servie à 9 h du matin, le dîner à 4 h du soir. Les lieux d'approvisionnement, pour le trajet en chalands, sont: Moret, Montargis, Briare, La Charité, Le Guétin ou Nevers.

3 - Le départ de Paris : festivités.

À quelques jours de l'embarquement, l'heureux élu reçoit sa carte blanche d'admission, où figurent son nom, son numéro matricule de colon et le nombre de membres de sa famille qui l'accompagnent; il reçoit également un feuillet d'instructions, précisant l'organisation du départ des bateaux et le règlement de la vie à bord. Le poids total des ballots de bagage est limité à 50 kg par tête; leurs tailles ne doivent pas excéder 55 x 45 x 55 cm (1/h/p); quelques outils, peu encombrants, sont autorisés ainsi qu'un matelas pour 2 personnes ...mais la literie de plume est déconseillée!

Après s'être libéré de ses biens encombrants en France, avoir "réglé" son loyer, parfois retiré ...gratuitement, du Mont-de-Piété quelques effets gagés, mais... aucun bijou, notre colon se rend au quai St Bernard ( de Bercy pour le ler convoi), tôt le matin du départ, pour y peser ses colis et échanger sa carte d'admission contre le billet rose d'embarquement, où sont consignés en plus les numéros des places à bord du chaland désigné.

Les départs se font un Jeudi ou un Dimanche; le temps est le plus souvent clément...

La cohue est indescriptible; la foule des parents et amis, des badauds parisiens est évaluée à 40...80000 personnes; des francs maçons font la conduite à des frères émigrants, décorés ostensiblement de leurs grades; députés, maires sont nombreux à assister à l’exil " volontaire " de leurs administrés.

La musique du 18ème de ligne, à bord du remorqueur " Le Neptune ", relaie les chants patriotiques alternant aux cantates à la gloire du travail, entonnés par les colons, qui, embarqués sur les chalands, pressés aux lucarnes ou agglutinés sur les toitures des cabanages, combattent ainsi la tristesse du départ.

Souvent, aussi, des chorales d'orphéonistes amis ou d'écoles chrétiennes ajoutent leurs contributions musicales à ces fausses festivités. Le trait de toues formé, vient le temps des discours officiels, ponctués par les vivats des assistants : quelques slogans à la gloire de la « République Sociale fusent, vite étouffés... Le drapeau de la colonie est remis à un émigrant, souvent ancien officier de la Garde Nationale : l’emblème est bénie par le clergé, dont l’homélie édifiante, bien que reconnaissant la misère injuste et terrible des colons, appuie lourdement sur la générosité du Gouvernement et surtout l’ordre et la religion recouvrés : Vous êtes de braves ouvriers....mais... !.
L’heure du départ arrive, dix heures, midi, dans un torrent de fumée noire, les roues à aubes du remorqueur fouaillent les flots tranquilles de la Seine et entraînent, au milieu des vivats, le convoi, qui, majestueusement, s'éloigne de la capitale.

A destination pour la Province de Constantine.

6 convois se dirigeront donc vers la côte constantinoise ; nous en détaillerons, dans de prochains articles, leur histoire particulière et brièvement leur devenir algérien; mais avant de conclure cette présentation générale de cette aventure, trop souvent oubliée, méconnue ou même déformée, voici les caractéristiques de ces départs.

5ème convoi
destination Gastonville-Robertville
départ de Paris le Jeudi 26/10/1848
arrivée à Philippeville-Stora le 13/11/1848
823 individus (chiffre toujours incertain et surtout ne comprenant pas les enfants en dessous de 2 ans !)

l0ème convoi
destination Jemmapes
départ de Paris le Dimanche 12/11/1848
arrivée à Philippeville- Stora le 30/11/1848
835 individus ?

11ème convoi
destination Mondovi
départ de Paris le Jeudi 16/11/1848
arrivée à Bône le 8/12/1848
829 individus ?

14ème convoi
destination Héliopolis
départ de Paris le Dimanche 26/11/1848
arrivée à Philippeville-Stora le 15/12/1848
870 individus ?

16ème convoi
destination Millesimo
départ de Paris le Dimanche 10/12/1848
arrivée à Bône le 30/12/1848
839 individus ?

17ème convoi
destination Héliopolis
départ de Paris le Samedi 17/03/1849
arrivée à Bône le 2/04/1849 ( 3/04 ?)
571 individus dont 208 Lyonnais: en fait d'une part ce convoi sera pour moitié, à peu près, composé de Lyonnais et surtout d'attardés ou retardés, etc.. des précédents convois qui rejoindront par la suite les centres qui leur étaient destinés, dont en particulier Millesimo.

Un article du Moniteur algérien (Le Mobacher), repris par le Moniteur Universel du 13/04/1849 fait le point sur cette immigration dans le Constantinois et conclura notre exposé

"La province de Constantine a reçu, en 1848, cinq convois d'émigrants formant un total de 4411 individus".

Les mauvais temps qui empêchaient l'arrivage des navires chargés de bois, ou rendaient les communications difficiles, ont pendant longtemps retardé les travaux d'installation provisoire. Sauf quelques rares exceptions, quelques esprits inquiets, les émigrants ont semblé comprendre toutes les difficultés que l'administration éprouvait, et ont accepté franchement les inconvénients de la vie sous la tente, toute nouvelle pour eux.

Dans toute l'étendue de la province, les neuf dixièmes au moins des jardins ont été mis en valeur ; des moniteurs d'agriculture, choisis presque exclusivement parmi les émigrants, ont prêté le concours le plus utile dans ces circonstances.

Des effets d'habillement hors de service ont été distribués aux colons les plus nécessiteux. Tous ont reçu, depuis leur arrivée dans les colonies jusqu'au 20 février, époque à laquelle elle a été supprimée, une allocation journalière de 10 centimes par personne et de 5 centimes par enfant ayant droit à la demi- ration. Dans un moment où les légumes étaient chers, où il était difficile de s'en procurer, cette allocation a été d'un grand secours aux familles, en leur permettant d'améliorer leur ordinaire.

L'esprit des colons est généralement bon ; le sentiment de la propriété, l’attachement au sol, semblent se développer chez eux. Dans les trois colonies du cercle de Philippeville, aucune demande de retour en France n'a été présentée. Six familles de la division de Bône ont demandé à renoncer au bénéfice de leur position et sont reparties pour la France à leurs frais.

L'état sanitaire est partout satisfaisant ; aucune fièvre, aucune maladie par-ticulière au pays ne s'est encore déclarée.

Des écoles primaires distinctes pour les garçons et pour les jeunes filles ont été établies dans les centres de la subdivision de Bône ; leur direction a été confiée à des instituteurs et à des institutrices choisis parmi les émigrants, et qui étaient munis de diplômes délivrés en France.

Les constructions définitives ont été entreprises dans toutes les colonies. Elles sont le plus avancées dans le cercle de Philippeville, qui a reçu les premiers convois.

Partout les fours à chaux, les briqueteries, les fours banaux, les maisons de secours ont été construits. On presse les travaux avec la plus grande activité, afin que la majeure partie des émigrants puisse être logée définitivement avant l’époque des chaleurs.

L'ensemble de ces renseignements permet d'apprécier la situation favorable dont jouissent les nouvelles colonies; aucun moyen ne sera négligé pour que cet état de choses tende à s'améliorer. On doit reconnaître cependant que les colons n'ont point encore eu à lutter devant les véritables difficultés de l'entreprise. jusqu'à présent, en effet, leurs efforts se sont appliqués aux seuls soins du jardinage ; mais bientôt les travaux de la récolte, plus tard ceux des labours et des semailles soumettront leur courage à de plus rudes fatigues."

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