LA BATAILLE INSOLITE DE PARIS
D'après Pierre de ROUJOUX
Historia Magazine N° 305, pages 2288 à 2291

En réponse aux cérémonies injustifiées du 17 Octobre 2001 à Paris, ce texte apparaît ici comme une citation objective.

Qui se serait douté que le maquis le plus important et probablement le plus efficace du F.L.N. était installé à Paris?
Qui se souvient que, d'avril 1960 à la fin de la guerre, une dure bataille y a été livrée et qu'un petit groupe de harkis, commandé par trois officiers français, lui a infligé des pertes sévères - une tren-taine de tués ou de blessés -, arrêté près de 1 200 responsables, dont quatre leaders fédéraux de l'Organisation spéciale et les deux grands chefs des groupes armés, s'emparant de 380 armes automatiques, 200 charges explosives, plus de 20 000 cartouches et 40 bombes?
Depuis le début de la guerre, le F.L.N. cherchait des fonds pour financer la rébellion. Le rendement des impôts que lui versait volontairement la population musulmane établie en France, et notam-ment celle de la région parisienne -250 000 ouvriers et commerçants au bas mot -, étant très faible, il avait décidé d'utiliser des méthodes énergiques pour l'augmenter. Les mauvais payeurs étaient roués de coups à titre de premier avertis-sement, puis exécutés s'ils ne se montraient pas plus compréhensifs.
C'est à cette époque que la police commença à trouver dans de gros sacs, soigneusement ficelés, des cadavres au visage affreusement violacé, le cou serré par une fine cordelette, tandis que d'autres, plus ou moins défigurés, étaient repêchés dans le canal Saint-Martin. (Le canal Saint-Martin, long de 4 500 mètres, relie le bassin de La Villette à la seine, en face du Jardin des plantes. De tout temps, les amoureux se sont promenés le long de ses berges, de tout temps, des amoureux éconduits se sont jetés dans ses eaux pour oublier leur bien-aimée. Mais, en 1960, les eaux du canal Saint-Martin charrient surtout les cadavres mutilés des Algériens qui n'ont Pas Cotisé avec assez de bonne volonté pour la révolution algérienne.)

Entre 1957 et 1960, plus de 7 000 musul-mans de la région parisienne furent ainsi froidement abattus par les tueurs de la Fédération de France du F.L.N. Un nombre plus élevé encore fut admis dans les hôpitaux, à la suite d'agressions, avec des blessures et parfois de graves muti-lations,
Au début, les plaintes pour agression et les déclarations de disparition furent nombreuses, mais la police parisienne ne pouvant matériellement assurer la protec-tion des plaignants, elles se firent de plus en plus rares.
Parallèlement, les recettes des « col-lectes » augmentèrent; bientôt, ce fut la France métropolitaine qui alimenta la guerre menée par les Algériens.
On évaluait à 300 millions environ par mois pour la seule région parisienne le produit de ce racket parfaitement organisé. Le prélèvement financier s'opérait au moyen d'une pyramide hiérarchique à laquelle personne n'échappait : « cel-lules », « groupes », « sections », « kasmas », « secteurs », « régions », « zones » et enfin la « superzone », dont les trois membres contrôlaient impitoyablement le rendement de chacun de leurs subor-donnés. Les moins rémunérés des manoeu-vres devaient payer 10 % de leur salaire, avec un minimum de 3 000 AF par mois.

Des protecteurs qui semaient la terreur

Les commerçants, les gérants de café ou d'hôtel étaient imposés au prorata de leur chiffre d'affaires - le vrai, pas celui qu'ils déclaraient à leur contrôleur. Les Fran-çais ayant une clientèle musulmane et jusqu'aux prostituées étaient sévèrement taxés. Certains et certaines ont avoué avoir payé 100 000 AF par mois et parfois davantage. Les trois responsables de la « superzone », qui contrôlaient l'ensemble des percepteurs et se surveillaient eux -mêmes, acheminaient le pactole qui se déversait ainsi dans leurs coffres par avions privés en Suisse. Là, il était déposé à des comptes spéciaux par des Européens sympathisants. Les « réseaux de soutien » jouèrent, à cet égard, un rôle important.
L'effectif de la seule « région » de Paris, se montait ainsi à 1500 personnes, collec-teurs, contrôleurs... et aussi groupes de choc : il fallait bien des gendarmes pour mater les récalcitrants. Ces groupes de choc, pudiquement appelés « groupes de protection », étaient composés d'une quinzaine de durs chargés de rappeler à l'ordre par la violence - les retar-dataires vingt-quatre heures de réflexion et l'on se retrouvait à l'hôpital. Face à ces « protecteurs » qui répandaient la terreur dans les bidonvilles, les garnis et les cafés des quartiers à forte densité musulmane, les agents de police français, qui faisaient normalement leurs rondes, étaient totale-ment impuissants.
Le « fer de lance » du F.L.N. était constitué par les « groupes armés », indépendants de la « finance », organisée suivant une hiérarchie parallèle. Ils étaient composés de « militants » ayant fait leurs preuves dans les groupes de protection. Leur tâche : la mise à mort. lis étaient rarement « chargés ». La ficelle suffisait généralement. Quand la victime refusait de se laisser faire, le matériel nécessaire leur était confié juste pour l'« affaire à traiter ». C'est en général une femme, une " liaison ", en jargon du Front, qui leur apportait dans son sac, le moment venu, un pistolet sur le lieu de l'exécution. Le coup fait, le tueur le lui rendait immédia-tement : une femme échappe généralement aux fouilles.
Enfin, une police secrète était constituée par l'Organisation spéciale, ou O.S.
Très peu nombreuse, complètement coupée aussi bien de la « finance » que des « groupes de protection » et des « groupes armés », et redoutée par eux, elle était chargée des attentats contre les personnalités marquantes. Bénéficiant d'une protection particulière et experts dans le maniement des explosifs, ces véri-tables commandos, formés principalement au Maroc et en Allemagne, avaient entre autres à leur actif l'attentat de Moure-piane.
Personne ne connaissait ses membres. Chacun les craignait.
Contre une organisation aussi forte-ment structurée, la police ne pouvait réagir que d'une façon aveugle - les coupables lui échappaient et les innocents contre lesquels elle sévissait ne pouvaient que se détourner de la France. Le F.L.N. allait gagner la bataille de Paris quand fin 1958, un certain capitaine M... eut une idée : constituer un groupe de musul-mans fidèles pour lutter contre l'organisa-tion qui rançonnait leurs 250000 coreli-gionnaires de Paris.
Sans passer par la voie hiérarchique, il envoya une lettre au ministre de la Guerre pour la lui exposer. A sa grande surprise, il reçut quelques jours plus tard, l'ordre d'agir. Rapportons-nous, à présent, à l'exposé du lieutenant R..., qu'il prit comme adjoint.
Il fallut d'abord résoudre un certain nombre de problèmes apparemment inso-lubles : pas question, évidemment, de lancer des paras ou des harkis dans Paris! Solution : la future unité allait être prêtée à M. Papon, préfet de police, et habillée « genre C.R.S. ».
Problème d'équipement : les armes furent « louées » et des cartouches ache-tées à l'armée.
Un tour au Bazar de l'Hôtel-de-Ville et les derniers crédits dont disposait le capi-taine M... furent transformés en 1457 rouleaux de papier hygiénique... Il fallait bien donner l'exemple aux autres cantonnements.
Les problèmes mineurs tels que le recru-tement et l'entraînement des hommes suscitèrent moins de difficultés.
Le capitaine M... partit pour l'Algérie, laissant à R... la charge d'organiser l'accueil de ces éventuelles recrues. Le temps d'installer quinze instructeurs au fort et, le jour de Noël 1959, il était de retour avec un plein wagon de harkis arrivant directement de leurs mechtas natales. En quelques semaines, on leur apprit à évoluer dans un contexte qui n'avait rien à voir avec le djebel algérien, à utiliser le métro, les autobus et parfois à lire et à écrire.
Nous eûmes à faire face à des difficultés imprévues. C'est ainsi qu'une de nos recrues se perdit dans la capitale à sa première sortie. Elle avait heureusement appris à se servir d'un téléphone public. On demanda à l'égaré de décrire le paysage où il se trouvait : il était à proxi-mité d'un grand pont, sous lequel ne coulait aucune rivière. Il y avait aussi un feu, sur lequel rien ne cuisait: c'était de toute évidence l'Arc de Triomphe..
. Un beau matin, la ire compagnie entre en campagne. Silencieux et irréprochables, portant leurs lits « Picot »... et leur maté-riel de cuisine, les « policiers », par petits groupes, investissent quatre hôtels musul-mans repérés dans le XIIIe arrondisse-ment comme P.C. de la rébellion.
La fermeture administrative de ces éta-blissements pour un temps indéterminé est notifiée à leurs propriétaires. Les loca-taires sont aimablement priés de porter leurs affaires ailleurs, la préfecture de la Seine se chargeant de leur relogement. Rapidement, les sections s'installent et dans la matinée, sans incident notable, quatre-vingts policiers en uniforme et en civil apparaissent par petits groupes aux habitants du quartier.

Bientôt, ayant bien assimilé les inten-tions du capitaine M..., les petits chefs de section musulmans, entourés de deux ou trois hommes, se répandent partout pour parler, en arabe et en kabyle, dans les lieux publics, expliquant que dans l'affaire algérienne, tout le monde a eu des torts, mais qu'il est temps d'en finir avec les sévices et les attentats.
En un mois, la collecte diminua de moitié dans le XIIIe arrondissement, les principaux responsables F.L.N. déguer-pirent, trouvant l'air malsain, et les langues« se délièrent. L'expérience était concluante. Au fort de ... une 2e Compagnie st formée.
Après le XIII, arrondissement la 1e compagnie de la F-P-A. entreprend une action similaire dans le XIVe arron-dissement. Le F.L.N., réalisant qu'il est en train de perdre la face devant ses ouailles, décide de réagir.
Un beau jour de l'automne de 1960, des commandos armés attaquent à la grenade et au pistolet mitrailleur l'en-semble des postes du XIIIe et du XIVe. Une poursuite digne des meilleurs wes-terns s'engage. Deux membres du F.L.N. se sauvent par le métro. Le conducteur de la rame suivante est un homme aux réflexes rapides. Comprenant que la vitesse prime tout, il embarque les « poli-ciers » en tête du train et se lance à la poursuite de la rame où étaient montés les fellaghas. De station en station, les deux rames se suivant à la queue leu leu, nos « policiers » observaient les voyageurs qui débarquaient, Quand ils reconnurent enfin, leurs agresseurs, ils sautèrent de la motrice pour partir, revolver au poing, à leur poursuite.
Le courageux machiniste reçut une lettre de félicitations... après avoir échappé de peu au licenciement pour initiative abusive.
Ce furent les débuts d'hostilités ouvertes entre la F.P.A., ou ce que l'on appela désormais « les harkis », et la Fédération de France du F.L.N. Elles allèrent cres-cendo jusqu'à la fin de 1961, donnant lieu parfois à de véritables engagements mili-taires dans les rues de Paris.
Un lieutenant de spahis fut le troisième cavalier à l'état-major de cette unité bizarre qui démantelait à elle seule l'orga-nisation métropolitaine du F.L.N. Il commanda pendant plus d'un an la com-pagnie du IIIe ' arrondissement. Quant au capitaine M.... il s'installa dans le fief redouté que constituait, dans le XVII[e arrondissement, le quartier de la Goutte--d'Or avec le lieutenant R... comme offi-cier de renseignements.
La Goutte-d'Or, c'était plus une « médi-na » qu'une circonscription de la Seine : quiconque s'y aventurait à pied risquait fort de ne pas en ressortir indemne.
La Ire compagnie de la F.P.A. y réédita le scénario qui lui avait si bien réussi dans le XIIIe arrondissement. La réaction fut aussi rapide que brutale. Des com-mandos, en voiture et à pied, attaquèrent l'ensemble des patrouilles et des postes. La riposte était difficile quand on pense à ce que sont les rues de Paris vers 19 heures.
Pas facile d'user d'une mitraillette au milieu de la foule! ...
Le capitaine M ... installa son P. C. opérationnel au sommet nord d'un triangle dont la pointe sud était formée par la compagnie du XIIIe arrondissement et la pointe est, mobile, par la 3e compagnie. En outre, il s'attacha à créer dans tout Paris, et au sein même de la hiérarchie F.L.N., des réseaux d'informateurs et de combattants en civil. En un an, certains de nos harkis, travaillant pour la F.P.A., arrivèrent à se faire nommer chefs de « zone ». De nombreux cadres F.L.N. arrêtés grâce à leurs informations se ral-lièrent au capitaine M..., apportant des renseignements de première main.

Par une nuit d'octobre

En même temps, tout était mis en œuvre pour semer la confusion et l'inquiétude chez l'ennemi: fausses indiscrétions, faux documents, responsables du F.L.N. arrê-tés, relâchés à la vue de tous pour faire naître le doute sur leur fidélité, harkis venant rançonner les commerçants pour se faire passer pour des membres de l'O.S., etc.
L'espionnite gagna les rangs du F.L.N., qui prit pour des harkis ses meilleurs militants...
La F.P.A. était partout - trois semaines dans tel bidonville, quinze jours dans telle banlieue lépreuse, à Pigalle, où elle poursuivait les proxénètes musulmans, perquisitionnant dans les lieux les plus in-solites à la recherche de dépôts d'armes.
Les suspects F.L.N. se voyaient fixer par téléphone, et en kabyle, des rendez--vous avec des chefs démasqués... Quand ils y allaient, ils étaient aussitôt arrêtés.
A la fin de 1961, toutes les mesures de défense adoptées par le F.L.N. étaient connues dès qu'elles avaient été décidées. Une nuit d'octobre, une douzaine de caches d'armes furent récupérées par des harkis se faisant passer pour des membres du F.L.N. envoyés pour mettre ces armes à l'abri... en raison de l'activité des harkis.
Cette guerre secrète n'empêcha pas, hélas! des fusillades entre l'O.S. et nos partisans. On relève ainsi 142 impacts de balles dans la voiture de service du com-mandant d'unité. Le lieutenant de spahis C..., commandant la compagnie du XIIIe échappe de peu à une rafale qui coupe en deux ses deux voisins les plus proches. Le lieutenant R... est blessé. Le capitaine M... ne doit qu'à sa baraka de sortir indemne d'attentats qui auraient dû lui réserver une fin que l'on qualifie, généra-lement, de glorieuse... Quant aux harkis de Paris, leurs vingt-quatre morts et leurs soixante-sept blessés, en moins d'une année, en plein Paris, témoignent suffi-samment de leur courage et de leur indéniable fidélité dans une bataille insolite et particulièrement difficile.