Les Maltais en Algérie
Par Mme Andrea SMITH
(/ Les Maltais.../extrait du Chapitre 1)

        L'étude du problème des colonies formées de colons de différentes origines européennes exige un examen plus soigneux et une déconstruction d'une autre catégorie sociale réifiée: celle de l' " Europe ".
        L'Europe, évidemment, n'est pas un lieu non problématique, que ce soit au sens symbolique ou littéral. Les frontières physiques du lieu ont évolué, se déplaçant sans cesse au cours des siècles. Ce faisant, des emplacements périphériques ont apparu et disparu, et l'identité de l' Europe a évolué selon ses changements de frontières, en tenant compte aussi bien de ceux que ces frontières incluaient que de ceux qu'elles excluaient (Boyarin 1992). Cette histoire fascinante des définitions variables de l'Europe, et de ceux qui doivent être considérés comme " Européens ", a des conséquences immédiates en Algérie. Là, les définitions déjà exposées de l' " Européanité " ont déterminé lesquels parmi les immigrants seraient acceptés comme de " vrais " colons, et lesquels seraient considérés comme plus marginaux. Les européens de différentes origines se rencontrant pour la première fois en Algérie, l'idée d'européanité a évolué [...]

        L'exemple des Maltais s'adapte bien à une étude dans ce sens. De toutes les populations d'immigrants européens, les Maltais étaient les plus liminaux et leur situation était la plus interstitielle. Malte était à l'époque une colonie britannique, et les Maltais un peuple colonisé. Les immigrants maltais qui se sont installés en Algérie étaient très pauvres, ont vécu d'abord dans des quartiers indigènes, et parlaient un idiome arabe compréhensible par les indigènes arabophones d'Afrique du Nord - qu'eux-mêmes pouvaient comprendre, ce qui leur permettait d'établir des relations commerciales avec ceux-ci. Malte elle-même était un lieu " liminal ", située en Méditerranée entre les continents européen et africain. Les géographes ont considéré l'archipel maltais comme faisant partie de l'Afrique jusqu'en 1801, la redéfinissant alors comme rattachée à l'Europe (Donato 1985:18). [...]

        Les silences de la mémoire officielle de l'Algérie coloniale.

        Quand nous observons la littérature historique qui traite de l'Algérie coloniale, nous découvrons que l'histoire des colons non-français est presque totalement passée sous silence. Voila qui est d'autant plus surprenant que plus de la moitié des colons venaient d'autres régions d'Europe que la France. Pourquoi cette histoire est-elle si marginalisée dans les sources classiques?
        L'histoire de l'Algérie française a été le sujet d'un nombre considérable de rapports, de conférences, d'articles et de livres publiés au cours des cent dernières années. Le sommaire de cette littérature nécessiterait un volume tout entier; on trouve de bonnes bibliographies annotées dans l'étude de Ruedy, Modern Algeria. The Origins and development of a Nation (1992:258-284), et chez Julien (voir plus loin) (1964:507-588).
        Il existe plusieurs sources secondaires qui sont extrêmement complètes, détaillées et équilibrées. Parmi celles-ci se trouvent les classiques largement reconnus que sont l'Histoire de l'Algérie contemporaine, vol. I (1827-1871), par Charles-André Julien (1964) et volume II (1870-1954), par Charles-Robert Ageron, ainsi que le résumé remarquable qu'a fait Ageron de la totalité de la période [française], Modern Algeria ; A History from 1830 to the present (1991) et son Les Algériens musulmans et la France 1871-1919 (1968).
        La majorité des historiens français de l'Algérie coloniale, y compris Julien et Ageron, étaient surtout intéressés par les luttes politiques au sujet de l'Algérie. Dans leurs études, ils ont prêté une attention particulière aux hommes politiques et aux généraux responsables du développement de la politique coloniale ; ils ont décrit les programmes de colonisation officielle et ont évalué les effets de la politique française sur la population indigène. D'une manière générale, ils ne traitent des colons que pour la forme. Dans son ouvrage en deux volumes de 1968, Ageron traite des pionniers européens surtout dans le contexte du mouvement hostile aux étrangers et des émeutes anti-juives de la fin des années 1890 (1968 : 545-599).


Les Maltais en Algérie
Par Mme Andrea SMITH
(/ Les Maltais.../extrait du Chapitre 1/ Suite)

        Voici la suite des extraits du chapitre d'introduction de la thèse du Docteur Andrea Lynn Smith, soutenue à l'Université d'Arizona en 1998, et dont elle a confié quelques chapitres à notre ami Gilles Martinez, de Guelma.
        Je remercie le Dr Smith de m'avoir autorisé à traduire une partie de son ouvrage pour le bénéfice des Pieds-Noirs en général, des Pieds-Noirs d'origine maltaise en particulier, et des futurs chercheurs qui se pencheront sur notre histoire sans trouver de réponses à leurs questions dans l'histoire officielle de l'Algérie Française. Les références et la bibliographie d'ouvrages de recherche tels que le sien leur seront d'une extrême valeur.
        Je tiens à rappeler que j'ai choisi de traduire les termes originaux de " colonist " ou de " settler " par " colon " ou " pionnier " ; pour un Américain, ces termes s'appliquent d'abord aux Européens qui se sont installés sur les territoires d'Amérique du Nord dès le 17ème siècle pour y faire leur vie, et n'ont aucune charge affective négative.
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        Comme David Prochaska l'a noté, les pionniers n'ont été le sujet central d'aucune recherche ni débat historique : " c'est presque comme si leur présence dans la tragédie algérienne était un fait trop important pour qu'on le remarque ".
        Bien que les étrangers eussent composé plus de la moitié de la population des colons, leur expérience a été presque totalement passée sous silence. Dans le premier tome de la série écrite par Julien et Ageron (1964, 1979), couvrant les périodes les plus importantes de la migration vers l'Algérie, Julien ne fait que souligner les faits démographiques les plus élémentaires et fournit en seulement deux pages un profil rapide et stéréotypé des caractéristiques des différents groupes d'immigrants ( 1964 :250-251). Nous apprenons peu de choses sur la façon dont ces étrangers sont devenus citoyens français, ou dont ils se sont assimilés à la culture française.
        Dans sa publication de 1991, Ageron déclare simplement que les villes ont été " le vrai 'melting-pot' algérien " (impliquant qu'il s'y est produit une certaine sorte d'assimilation) et ne parle du processus d'assimilation que brièvement et accessoirement, dans le passage qui suit :

        Le 'péril étranger' dénoncé par les politiciens locaux pour des raisons électorales fut en fait moins important, historiquement, que la fusion progressive des Français et des 'néo-Français' naturalisés, qui a résulté en l'algérianisation des deux parties. (1991 :62)

        L'assimilation des non-Français est donc présentée presque comme un sous-problème, ou au mieux comme un processus plutôt simple, peu digne d'intérêt pour une étude historique.

        Vers une autre perspective

        Une 'contre-histoire'des Pieds-Noirs
        On a récemment publié des ouvrages qui commencent à combler les lacunes de notre compréhension des " trajectoires " de migration et d'intégration des différentes nationalités européennes en Algérie. Parmi ceux-ci figurent :
        L'immigration espagnole dans l'Algérois de 1830 à 1914 (1991) de Gérard Crespo et Jean-Jacques Jordi ;
        Les Italiens en Algérie, 1830-1960 (1994) de Gérard Crespo, et
        L'émigration maltaise en Algérie (1985) de Marc Donato.
        Ces livres ont été écrits par des Pieds-Noirs et la plupart ont été publiées par des maisons d'édition appartenant à des Pieds-Noirs. Ils suggèrent le renforcement d'une contre-mémoire pied-noire motivée, au moins en partie, par un désir de répondre aux silences que l'on trouve, dans les livres d'histoire de France courants, sur les expériences des non-Français.
        Bien que ces études soient d'une extrême importance pour une introduction à ces passés étouffés, elles passent elles aussi sans insister sur le processus d'assimilation auquel ont été soumis les non-Français. La plupart présentent ce processus comme terminé en 1914 ; Crespo et Jordi expliquent qu'ils n'ont étudié l'histoire des Espagnols dans l'Algérois que jusqu'en 1914 parce qu'après cette date il y a eu " une intégration sans faille " (Crespo et Jordi 1991 :9).
        Dans La vie des Français en Algérie, 1830-1914 (1967) -livre qui ne procède pas d'une démarche universitaire- Baroli écrit qu'en 1914 la synthèse était complète, et " la fusion des races " réussie dont il parle fut mise en évidence au cours des épreuves de la Grande Guerre (1967 :8). D'après Baroli, la fusion des colons français et non-français s'est accomplie grâce aux décrets de naturalisation, aux mariages entre communautés et au passage des Français fraîchement naturalisés par les grandes institutions de la République Française, en particulier l'école et le service militaire, qui ont été un moteur d'assimilation (1967 :252-255) ; Cependant, le livre de Baroli est plus un mémoire qu'une étude historique suivie, et nous sommes frustrés de ne pouvoir connaître de façon plus détaillée le fonctionnement de ces processus, ni comment les immigrants eux-mêmes les ont vécus.

        Le travail de recherche de Prochaska
        L'ouvrage de David Prochaska, Making Algeria French : Colonialism in Bône, 1870-1920 (1990), est la première étude historique sérieuse à se concentrer spécifiquement sur la formation d'une colonie de peuplement en Algérie : celle de Bône, dans l'Est algérien. Le livre de Prochaska examine la transformation de Bône, au départ petite ville portuaire, en centre colonial, des années 1830 au début du vingtième siècle.
        Bien que les documents officiels de cette époque n'établissent pas de distinction entre les individus de différentes origines nationales, et nous empêchent donc de pouvoir comparer le niveau économique des Maltais à celui des Italiens, par exemple, Prochaska a trouvé des documents du service d'état civil et d'autres services qui distinguent les Français, les naturalisés Français, les Européens non-Français, et les Juifs. A partir de ce matériau, il a pu illustrer non seulement le développement de classes sociales distinctes entre les colons français et les non-français, mais aussi la persistance d'une ségrégation sociale et économique qui a continué bien après le début du vingtième siècle, et même après la naturalisation des non-Français. Ce travail de recherche, le premier du genre, est fondamental pour le développement de modèles à base empirique de l'assimilation des colons non-français.
        Chose extrêmement importante pour notre présente étude, les conclusions de Prochaska indiquent qu'après leur naturalisation, les Français naturalisés de Bône, qui comprenaient bon nombre de Maltais, restèrent différenciés (segregated n.d.t.) des Français venant de métropole - que ce soit par leurs activités économiques ou par leur quartier de résidence - bien après le début du vingtième siècle.

Notes du traducteur : - le professeur Andrea Smith va bientôt publier un livre tiré de sa thèse, intitulée The Colonial in Postcolonial Europe : The Social Memory of Maltese Origin Pieds-Noirs. Elle est professeur à l'Université LaFayette, Easton, Pennsylvanie.
         - le livre de David Prochaska a été réédité en 2002 par Cambridge University Press (Cambridge, Royaume-Uni) et les Editions de la Maison des Sciences de l'Homme (Paris). N° ISBN : 0-521-53128-4. On peut se le procurer par Amazon.fr pour 25,62 euros.
David Prochaska est professeur à l'Université d'Illinois, Urbana-Champaign.



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